Sa discussion tranquille avec Evan et Emily est brusquement interrompue par l'apparition d'une silhouette féminine qui semble suspendue dans les airs un quart de seconde avant d'atterrir dans la piscine, visiblement lancée par quelqu'un. Damen relève la tête, détachant un instant son attention de ses deux amis pour voir qui est responsable de ce petit instant de chaos dans une soirée finalement trop calme à son goût.

Un petit sourire naît au coin de ses lèvres quand il reconnaît le garçon qu'il a rencontré le jour où il avait décidé de s'amuser un peu en volant dans un supermarché. Ils n'ont pas discuté bien longtemps, ce jour-là, mais il a quand même cerné une partie du caractère de ce gars ; le genre incontrôlable et imprévisible, donc le genre qui lui plaît bien. Laissant Evan et Emily à leur discussion, il se rapproche du bord de la piscine pour jeter un œil aux deux blondinets, maintenant qu'ils sont tous les deux dans l'eau. L'un complètement habillé, l'autre complètement nue. Autrement dit : ils sont du même moule. De quoi correctement se vider la tête.

» Est-ce qu'il y a de la place dans votre petite partie de baignade ?

Il a besoin de chaos pour penser à autre chose qu'à tout ce qui lui tourne dans la tête ces derniers temps. La fin de l'année lui déplaît, savoir qu'il n'a pas d'autre choix que de réussir ses examens encore plus. Ses travers refont surface avec une facilité déconcertante – à supposer qu'ils se soient un jour cachés – tant il a envie de se replonger dans l'alcool et la drogue pour oublier tout ça. C'est quand même plus simple de faire n'importe quoi que de réfléchir.

Avant que l'un des deux décide de l'embarquer de force comme ils semblent l'avoir fait l'un avec l'autre, Damen se coule dans la piscine pour les rejoindre. Habillé, lui aussi, si on peut appeler comme ça le short de bain et le débardeur qu'il traîne depuis le début de la soirée. Pas qu'il n'ait pa été tenté d'imiter la fille dans ses choix vestimentaires, mais il a organisé cette soirée pour penser à autre chose, et il n'a pas envie d'avoir à se coltiner des dizaines de commentaires sur le fait qu'il a encore maigri. Il le sait, ça ne change rien de le lui souligner en permanence.

» Désolé Capuche, j'ai un peu oublié ton prénom. Tu me présentes ta copine ?

Copine à qui il adresse un sourire charmeur. Peu de chances que ces deux-là soient ensemble, ou possessifs dans le pire des cas, vu le regard goguenard que porte le gars – toujours beaucoup trop grand, d'ailleurs – sur les regards en coin qui s'efforcent de reluquer son amie malgré la barrière de l'eau. Et puis, même s'ils n'étaient pas aussi désinvoltes, Damen n'aurait pas changé d'attitude pour autant. Se faire casser la gueule change aussi les idées, après tout.

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Un calme presque surnaturel règne à l'étage supérieur, coupé des bruits de la soirée par un vitrage bien plus épais qu'au précédent. De toute évidence, les chambres et tout l'étage sont conçus pour ne pas déranger les dormeurs avec les bruits de la rue et de la ville. La chambre la plus proche des escaliers est plongée dans le même silence. Rangée à la perfection, en dehors de quelques livres éparpillés sur une table près d'un fauteuil, autour d'un plateau contenant deux bougies parfumées, éteintes.. Très souvent utilisé, et par la même personne, à en juger par l'usure des accoudoirs et de l'assise. Les canapés, à côté, paraissent presque neufs, alors qu'ils ont sans doute le même âge.
Une enceinte est posée à côté, réglée à un volume très bas ; elle semble se connecter uniquement sur un téléphone, impossible de savoir quel type de musique elle diffuse quand elle est allumée.

La bibliothèque est pleine de livres, surmontée d'une petite lampe d'inspiration japonaise. À y regarder de plus près, elle est même plus que simplement inspirée : la signature du designer Tanaka est visible au pied de la lampe, gravé avec soin à même le bois. Une pièce de collection, sans aucun doute, et un nom familier.

Aucune armoire ni aucune commode, il semble évident que les vêtements du couple se trouvent dans une autre pièce.

Deux petits tiroirs de chevet incrustées dans le mur, autour un lit tout aussi impeccable que le reste de la pièce. Dans le premier, pas grand chose : un livre d'économie qui semble ne jamais avoir été ouvert, une vieille boîte à bijou vide qui contenait probablement une bague ou une alliance, un petit carton bien entamé de comprimés effervescents contre le mal de tête.
Dans le second, le bilan est plus chargé. Pas de livres, ici, mais le même écrin à bijou et, surtout, des boîtes de médicaments entamées ou vides, comme si la personne qui les utilisait n'avait jamais pris soin de les jeter. Anxiolytiques, antidépresseurs, tout un cocktail de prescriptions parfaitement dosées accompagnées d'un pilulier où tout est aligné avec soin. Aucun oubli, ou en tout cas aucun de visible, depuis le début de la semaine.

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La chambre de Damen est à l'opposé de celle de ses parents. Rien de rangé ou d'ordonné et pourtant, en y regardant de plus près, on peut trouver une forme de logique. Les feuilles éparpillées restent groupées par fonctions. Des cours, à peine lus si on en juge par l'état presque neuf du papier ; des documents administratifs liés à son club, comptes d'une précision millimétrée. Mais surtout, dans ce chaos de vêtements, de papiers et d'objets divers et variés dont il vaut mieux parfois ne pas connaître la fonction, ce qui se détache le plus est sans doute l'absence de Damen. Pas lui en chair et en os, bien évidemment, mais une trace quelconque de sa personnalité.

Aucun souvenir, aucun bibelot, aucune photo, rien qui ne démontre qu'il ait un semblant de vie en dehors de la scène. Les tiroirs de son bureau ne contiennent que plus de documents fades et factuels qu'il semble avoir à peine survolés. Les objets qui traînent sont des classiques de fêtes ou de soirées peu recommandables plus que du désordre personnalisé. C'est comme si tout ce qui faisait de lui une personne était absent, remplacé par un décor de cinéma.

Dans un des placards, en fouillant un peu derrière une énième quantité de vêtements, la porte entrebaillée d'un coffre-fort se détache du mur. Vide ; ouvert et jamais refermé, débarrassé de tout ce qu'il contenait sans laisser le moindre indice sur ce que ça pouvait bien être. Si sa vie a un jour été contenue quelque part, c'est sans doute ici, dans cet endroit caché de sa chambre bien trop visitée, à l'abri des inconnus et inconnues qui se succédaient dans cette pièce sans jamais avoir vraiment le droit de la connaître. Mais aujourd'hui, elle ne se trouve plus ici.

Il ne reste qu'une chose, une seule chose que Damen n'a pas pensé à emporter, ou qu'il a voulu oublier. Une feuille roulée en boule dans un geste clairement rageur vu son état et oubliée dans un coin de la pièce, entre le bureau et le mur. Malgré le froissage méticuleux du papier, il reste possible de déchiffrer un rapport médical d'accident qui n'aurait sans doute jamais dû tomber entre les mains de Damen et qui date de quinze ans plus tôt, quand il n'avait que quatre ans. Un rapport au nom de Natalia Irridval, avec une seule conclusion s'opposant au compte-rendu de santé impeccable - toute blessure évitée ou minime, sauf une, une lésion interne irréversible qui lui a coûté l'enfant qu'elle portait et toute possibilité d'en avoir d'autres.

En dehors de ça, la chambre n'est qu'un amoncellement de bazar sans grand intérêt.

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En bas, la soirée bat son plein. Dans la piscine et hors de la piscine, la musique, l'alcool, la drague facile, les conneries à tout va. Bref, une soirée de Damen comme on a l'habitude d'en voir. Une espèce d'ode à l'anarchie et à la perte de contrôle envers et contre tout. Surtout contre le monde même auquel cette villa et cette famille sont supposés appartenir. Les heures s'écoulent comme elles le font toujours.
Moins nombreuses qu'en temps normal, cependant.

Il n'y a pas assez de notion du temps dans ce genre d'événement pour que les gens sachent vraiment depuis combien de temps la soirée a commencé. On a vu Damen flirter avec une fille nue dans la piscine sous le regard amusé d'un type à capuche. On l'a vu s'amuser.
La minute suivante, il est sorti de l'eau, et son regard est bien plus froid que tout ce que quiconque a jamais vu briller dans ses yeux.

Son père se tient à quelques mètres de distance, comme si l'idée de l'approcher plus le répugnait. Planté dans l'allée, rendu livide par une colère trop longtemps contenu, il toise son fils avec au moins autant de mépris que celui qu'il reçoit. Depuis combien de temps ne se sont-ils pas parlé en public ? Quelque part dans la foule des invités devenue un peu trop silencieuse, quelqu'un sort son téléphone pour filmer. Peut-être n'est-il pas le seul. Difficile à dire ; dans son état, Damen a oublié les caméras potentielles à la seconde où les premiers mots de son père ont franchi ses lèvres.

» C'est quoi ce bordel, Damen ?

Il perd patience avec une véhémence si soudaine que son fils tique. Un non-dit qui se brise. Lui aussi a-t-il oublié les caméras ? Petit sourire au coin de la bouche, Damen ressort la carte qui lui a permis de tenir le coup jusque-là. La raillerie.

» La même chose que depuis des années. Ça te surprend encore ?
» Je t'avais prévenu.

Sa voix est si tranchante, si dépourvue de compassion que quelques personnes reculent. S'écartent de cet homme qui n'étaient avant aujourd'hui qu'un propriétaire fantôme, un visage sur des affiches électorales, une image sur un écran. Et qui d'un coup devient réel, matériel, menaçant et opressant. Même celui qui lui fait face à la moindre occasion a senti le vent tourner. Mais il refuse de baisser la tête. Jamais.

» Ne fais pas comme si tu avais de l'autorité.
» Ne fais pas comme si tu avais de la répartie. Ou du charisme. Je t'avais prévenu, Damen. À la moindre connerie...

... tu sors de cette maison et tu ne rentres plus jamais. Il n'a pas besoin de finir sa phrase, Damen l'a retenue. C'est celle que Charles a prononcée le jour de son anniversaire de mariage, quand il a essayé d'utiliser sa mère pour le faire sortir de ses gonds et se débarrasser de lui de façon plus acceptable. Quand il a échoué à le faire. Presque un an plus tard, elle revient comme un mantra ou une malédiction. À la moindre connerie tu sors de cette maison et tu ne rentres plus jamais.
Et alors ? Quelle importance, finalement ?

» Tu n'oserais pas prendre ce risque devant les caméras.
» Je n'ai pas peur de tes caméras. Qui crois-tu encore avoir pour te soutenir, hein ? Tout le monde sait que tu es incapable de faire quoi que ce soit d'autre que de te vautrer dans la débauche. Que tu ne fais ça que pour...
» Tais-toi.

C'est sans doute la seule marque visible de leur lien de parenté. La facilité avec laquelle la voix de Damen tranche les phrases et les silences pour en imposer un plus brutal encore.

» Tu ne sais rien du tout. Petit roi obsédé par son image et ses jeux politiques, par les marionnettes que tu peux mettre dans ta poche et celles que tu peux éloigner de toi. Qu'est-ce que tu crois savoir, hein ? Qu'est-ce que tu allais dire ? Répéter encore que mon but est de détruire ta carrière ? Tu es tellement égocentrique et persuadé d'avoir raison que tu ne t'es jamais même une seconde posé la question. Tout ce que tu sais faire, c'est présumer. Que le monde tourne autour de toi et de ta petite vision étriquée de la réalité, que mes actes, mes pensées, ma vie n'ont pour but que d'influencer la tienne. Toi qui utilise tous ceux qui passent à ta portée pour obtenir ce que tu veux, évidemment, comment pourrais-tu imaginer que les autres pensent autrement ?

C'est la première fois depuis une éternité qu'il lui adresse autant de mots d'affilée. L'alcool ou la haine ; quelque chose déborde dans ses veines et il n'a plus l'énergie de le contenir.

» Tu as sacrifié tant de personnes sur l'autel de ta gloire que tu n'es même pas capable de les voir. Pas capable de voir que l'autre poufiasse se dandine devant toi dès qu'elle en a l'occasion et que c'est ça qui a détruit la seule personne assez naïve, assez douce et assez pleine d'espoir pour continuer de croire qu'il y a quelque chose d'humain chez toi.

Il s'avance d'un pas. Un seul, chargé de la même menace que sa voix, que la voix de son père, que l'air ambiant devenu terriblement lourd.

» Tu veux savoir ? Tu veux la réponse à la grande question qui te tourne dans la tête depuis six ans, sur laquelle tu as préféré poser tes idées égocentriques ?

Une seconde, ils se dévisagent. Une seconde chargée de tant d'années de conflit et de tension qu'elle pourrait exploser. Une seconde qui réduit tout ce qu'il restait du monde au silence avant qu'une bombe ne vienne briser l'illusion.

» J'ai tué quelqu'un. Et toi, tu étais tellement obsédé par ta campagne et ton image que tu n'en as jamais eu conscience.

C'est quand le choc remplace la colère sur le visage de son père que Damen semble se souvenir d'où il se trouve. Du contexte. Son visage se referme, abandonnant la haine pour une lassitude extrême, un vide si total qu'on pourrait presque croire avoir affaire à un fantôme. Même sa voix n'exprime plus rien quand il reprend la parole.

» Garde donc ça pour ta prochaine conférence de presse. Je n'ai plus rien à faire ici.

Sans un regard pour qui que ce soit, il bouscule les quelques personnes pas assez vives pour s'écarter de son chemin et se dirige vers les grilles en évitant soigneusement de croiser le chemin de son père. Juste avant de partir, il se retourne une dernière fois.

» Ne tarde pas trop à évacuer les lieux quand même.

Il attrape un briquet dans la foule. L'allume. Le lance sur les fleurs qui bordent l'allée. Trop propres, trop bien rangées, trop insupportables de perfection aseptisée. Avec un peu de chance, ça se répandra assez pour détruire tout ce qu'il a toujours détesté dans cet endroit.
Sinon eh bien... ça l'aura détendu au moins un minimum. Et rien ne l'empêche de revenir finir le travail s'il lui en prend l'envie un jour.