Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Le bal de fin d'année... Elle se demande encore pourquoi elle y va. L'année dernière, elle était venue "jeter un œil", sans se soucier de sa tenue ni de quoi que ce soit d'autre. Elle a voté au hasard pour un des gars de son club qui, apparemment, a remporté la couronne et peut-être la fille qui allait avec, mais elle ne s'est pas franchement souciée du reste. Si, elle se souvient qu'on a essayé de l'embrigader dans un jeu d'action ou vérité. Ensuite, c'est le noir absolu. Peu importe, après tout. Ce qui compte, c'est la raison pour laquelle elle est là cette année, non ?

Elle ne le sait pas elle-même. Ni pourquoi elle est là, ni pourquoi elle a fait l'effort de trouver une tenue dans le thème ou de s'attacher les cheveux. C'est un bal de lycée, il n'y aura pas d'alcool, elle le sait. Ça aurait dû être une raison suffisante pour qu'elle ne vienne pas. Mais il y a Becky... Comme elles partagent la même chambre, Tessa l'a vue se préparer. Elle sait qu'elle y va avec quelqu'un. Elle était trop pétillante pour qu'il en soit autrement. Une amie normale serait sûrement contente pour elle mais...

Tessa essuie les larmes qui commencent à naître dans son regard avant d'observer son reflet dans le miroir. Elle a mis un temps fou à trouver une robe noire, ou plutôt à trouver quelqu'un qui accepte de lui dire de quelle couleur était sa tenue, mais normalement elle n'est pas en dehors du thème. Elle devrait être heureuse, oui. Contente que Becky ait trouvé quelqu'un. C'est ce qu'une bonne amie ferait. Mais elle n'y arrive pas. Elle se sent abandonnée. Encore. Par la dernière personne à qui elle tenait. Sa gorge se serre. Elle pose une main sur le miroir. Elle va la perdre, elle aussi. Comme les autres. Elle n'en peut plus de perdre tout le monde.

Un regard par la fenêtre, puis elle quitte sa chambre, descend l'escalier des dortoirs. Elle ne devrait pas y aller. Elle le sait. Au mieux, elle va souffrir, au pire elle va créer un scandale. Comme avec Willow, la dernière fois qu'elle l'a vue. C'est ce qu'elle fait de mieux, de toute manière. Faire des scènes et attirer l'attention. Jusqu'au jour où elle attire l'attention des mauvaises personnes.

» Bonjour ! Tu veux voter pour l'élection ?

Ah, oui. Roi et reine, hm ? Son cœur se serre en voyant le nom de son amie, puis elle fronce les sourcils. Tess ? Est-ce que c'est la même Tess qu'elle a rencontrée l'année où elle est arrivée ? Son visage s'assombrit. C'est elle qui... lui vole...

» Tessa ?

Elle se reprend, fixe la personne qui lui demande de voter. Peu importe, non ? Autant qu'elle vote au hasard.  Ça ne changera rien à sa vie, de toute manière. Tant qu'elle ne voit pas Becky monter sur scène avec quelqu'un, tout ira bien.
Tout ira... bien...

Tessa E. Buchanan

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Becky... au bal... avec Tess... Peu importe combien de fois elle fait tourner ça dans sa tête, peu importe à quel point elle fait rouler entre ses doigts le bracelet que son amie lui avait offert pour noël, Tessa n'y arrive pas. Elle n'arrive pas à accepter que Becky soit proche de cette fille, l'aime, peut-être. Elle n'arrive pas à juguler l'angoisse qui lui brûle les veines et les artères, qui s'infiltre dans son cerveau, ses poumons, sa bouche, ses yeux. Obsessionnel, serrés, sèche, humides. Et tout ça se voit. C'est sans doute l'une des rares occasions où son vrai visage transparaît. Ses vraies émotions, sans masque ni atténuation, sans faux-semblants ni mensonge, sans adaptation. Et son vrai visage n'est pas celui de quelqu'un de bien.
Elle le sait.

Et pourtant, elle l'écoute. La voix de sa conscience, celle au fond de sa tête qui a guidé le moindre de ses pas depuis le premier jour de l'école primaire, l'absence de sa mère, celle qui a planté la graine de la folie dans son crâne en même temps qu'une maladie obsessionnelle et démoniaque, celle qui y a ensuite fait naître cette addiction folle, piètre consolation devant l'état de son psyché. La peur. La seule chose qu'elle connaît, la seule chose qu'elle comprenne. Peur de la solitude, peur de l'abandon, peur d'être trop imparfaite pour qu'on l'aime vraiment un jour. Elle n'est qu'une fille avec qui on s'entend bien et qu'on jette ensuite, quelqu'un qu'on garde avec soi jusqu'à ce qu'on trouve mieux, quelqu'un qu'on ne peut pas aimer. Sa mère ne l'a pas aimée. Son père ne l'a pas aimée. Sa cousine ne l'a pas aimée. Cam ne l'a pas aimée. Ils ont tous finis par s'éloigner, s'énerver, disparaître, trouver mieux. Pourquoi Becky serait-elle différente ? Parce qu'elle lui a donné un bracelet ? Beth lui a donné la vie, et ça ne l'a pas empêchée de disparaître.

Tessa essuie d'un geste rageur les larmes qui essayent de noyer son regard. Le thème de la soirée lui correspond aujourd'hui plus que n'importe quel autre jour. Le noir et le blanc. Le gris, au milieu, tout autour d'elle. Là, tout le monde voit presque le monde comme elle. Sans couleurs, sans éclat. Mais eux, ils voient les yeux des gens. La peau. Les cheveux. Ils sont encore loin d'être autant qu'elle dans un monde de nuances de gris.

Et pourtant, même sans couleurs, elle reconnaît Becky. Et pourtant, même sans couleurs, elle reconnaît Tess, avec elle. Dans une autre vie, quand Cam l'attendait encore – ou qu'elle le croyait – elle a rencontré cette fille. Une IRS comme elle, qui s'était dressée avec elle contre des prétentieux de l'autre école. Elles leur avait fermé leur clapet. Tess, c'est la fille dont elle s'est inspiré la première fois qu'elle avait rencontré l'assassin qui n'avait cessé d'apparaître dans sa vie depuis. Une fille forte, sûre d'elle, qui ne reculait pas et qui, malgré son passé, semblait pouvoir ignorer la peur comme d'autres ignorent une personne désagréable. Comme Tessa ignore une personne désagréable. Et aujourd'hui, Tess, c'est la fille qui est venue au bal avec sa meilleure amie et qui, peut-être malgré elle, vient l'arracher à sa vie. Non. Elle refuse de revivre ça. Becky est la dernière personne à qui elle tient.
Pourquoi devrait-elle la perdre, elle aussi ?

Le cœur serré, Tessa boit trois gorgées supplémentaires de sa bouteille d'eau. Pas assez, selon elle, mais elle en garde pour plus tard, vu que ce genre de bal bannit l'alcool de son mieux. Elle déglutit, puis elle s'approche des filles. Son regard est fixe, un peu vague. Elle se rappelle de l'époque où Becky voyait ce garçon et où seul le bracelet l'avait empêchée de sombrer dans la paranoïa. Mais maintenant il y a l'abandon de Cam. Mais maintenant il y a l'alcool. Mais maintenant il y a la menace qui pèse sur d'elle. Un bracelet n'est plus assez pour garder sa phobie sur les rails.

» Becky...

Sa voix tremble. Là où son regard ne semble pas vouloir perdre son effrayante stabilité, le son qui sort de sa bouche est incapable d'en obtenir une. Elle serre ses mains l'une dans l'autre, le cœur valsant entre la détresse et la colère, l'esprit vacillant entre la phobie et l'hystérie. Et elle reste là, immobile, son regard violet planté dans celui résolument gris de son amie. De quelle couleur sont ses yeux, d'ailleurs ? Lui a-t-elle seulement posé la question avant de la perdre pour toujours ?

Elles se tiennent la main. Évidemment, idiote, crie une voix dans sa tête, elles, contrairement à toi, ne tombent pas amoureuses sous l'influence d'une maladie mentale. Elles sont ensemble, elles te sourient et, comme tout le monde, elles vont de laisser de côté. C'est la loi de la vie qu'elle a toujours menée. Tessa regarde son ami sans la voir. Ses yeux sont rivés sur les mains entrelacées, comme si une partie de son âme avait décidé là, sur l'instant, que cette image était la dernière qu'elle devait voir. C'est plus douloureux que ce qui lui est arrivé ces derniers mois.

Quand les mains se séparent, elle reprend légèrement conscience de la réalité. Mais le mal est fait. Le poison qu'elle s'inflige elle-même court déjà dans ses veines, paranoïa maniaque qui brouille toute perception qu'elle peut avoir du monde, de la scène, de la main qui s'approche d'elle. Elle ne bouge pas quand celle-ci se pose sur la sienne. Elle n'essaye pas plus de s'y accrocher que de la repousser. Son cœur balance encore. Colère d'un côté, peine de l'autre, incapable de choisir tant la peur l'a court-circuité.
Et puis d'un coup...

» Tessa ! Tu es venue ? Tu aurais dû me dire, je t'aurais invitée !
» Vraiment..?

Sa question aurait pu être pleine de détresse ou d'espoir, mais il suffit de la connaître un peu pour reconnaître le sarcasme qui se dégage de sa voix. Elle n'y croit plus. En fait, elle ne croit plus vraiment en rien depuis quelques temps. Certainement pas l'amitié, les relations et quoi que ce soit de stable autour d'elle. Elle repousse tout le monde, c'est toujours comme ça qu'a fonctionné son existence. La différence c'est que, maintenant, elle a cessé de croire qu'elle pourrait y changer quoi que ce soit.

» Tu ne serais pas juste venue avec ta copine pour me laisser de côté ?

Est-ce son cœur qui tremble, ou son corps entier ? Une partie d'elle refuse la douleur. Elle a conscience de la présence de la bouteille dans son sac, et d'une seconde dans son sang. C'est comme ça qu'elle arrête de souffrir. Elle aurait dû se contenter de ça.
Pourquoi est-elle là, finalement ? Il y a d'autres remèdes à la douleur. La rancœur, la colère... Ce sont les plus simples, les plus automatiques, aussi. Si Becky est destinée à l'abandonner, autant lui faciliter la tâche... Injuste et glaciale. C'est ce qu'elle est sans s'en apercevoir. C'est ce que lui avait dit Willow et ce qu'elle refuse de voir, de penser ou d'admettre. Cette lettre à Noël, cette lettre qui soulignait l'injustice de ses aces, elle l'a ignorée. Et elle replonge dans le même schéma. L'amour est un mensonge. L'amitié n'est qu'un mensonge. Elle le sait. Elle l'a toujours su. Les pires cauchemars naissent dans un beau sourire.

» Tu es comme les autres... Vous êtes tous pareils, toutes pareilles... On vous fait miroiter un sentiment illusoire et vous le suivez comme un papillon vers la lumière en laissant tout le monde derrière vous...

Ses doigts triturent le bracelet autour de son poignet. L'amitié... Il n'y a pas si longtemps, elle le serrait entre ses doigts pour se rappeler que Becky l'aimait et qu'elle n'était pas seule. Mais c'était avant que le seul espoir qu'elle avait dans les sentiments s'effondre devant une photo. C'était avant qu'elle se brûle la gorge et s'assomme l'esprit pour oublier ses raisons de pleurer. C'était avant qu'on pointe une arme sur elle et qu'elle réalise à quel point la mort lui faisait plus envie que peur. Avant qu'on lui fasse croire qu'elle aurait pu en finir comme elle aurait dû le faire depuis le début.

Et dans tout ça, Becky était tombée amoureuse une nouvelle fois. La seule personne qui lui restait lui échappe. Elle ferme les yeux. Pourquoi cet idiot ne lui a pas filé un flingue chargé ce jour-là ? Pourquoi a-t-il vraiment tenu à l'épargner au lieu de la laisser disparaître et laisser le monde tourner sans elle ?

» Tu... Tu as bu, non ?
» Pas plus que d'habitude.

Oui, elle a bu. C'est ce qu'elle fait depuis presque un an maintenant. Elle serre les poings.

» Tu le saurais si tu prêtais encore attention à moi.

Son ton est sec et ses paroles cruelles. Peut-elle seulement s'en rendre compte ? Probablement pas. Elle ne réalise pas à quel point. Injuste et cruelle, toujours la même rengaine.

» Mais tu as plus important à faire, je sais. Je ne voudrais pas perturber ton idylle.

L'amour est une plaie, une illusion, c'est un joli mot qu'on écrit en grosse lettres pour cacher l'abandon. Mais l'un ne va pas sans l'autre. Jamais.

» Bien sûr que je me soucie de toi ! J'étais...

Je ne veux pas l'entendre. Je ne veux pas l'écouter. Je ne veux plus les entendre ! Aucune d'eux ! J'en ai marre de leurs excuses ! Tessa a le poing serré. Elle sent ses ongles qui s'enfoncent dans sa peau. Un mot qui tourne en boucle dans sa tête. Menteuse. Menteuse. Menteuse. Tout le monde ment, toujours. Elle va l'abandonner comme les autres, parce que c'est ce qu'ils font tous. Ils trouvent quelqu'un qui fait battre leur cœur un peu plus vite que la normale, et ils oublient tous les autres. L'amour est un poison. N'est-ce pas ce que ses psys lui ont toujours répété ? Tu ne peux pas comprendre la perte que j'ai subi. J'ai perdu mes deux parents Tessa. J'ai perdu un œil Tessa. Elle secoue la tête. Chasse les mots de sa cousine. Des excuses, ça aussi. Rien ne justifie. Rien...

» Je... Je n'ai pas l'intention de t'abandonner, Tessa... Je... J'avais remarqué que tu buvais, mais je ne savais pas quoi faire. Je pensais que c'était sous contrôle, je me suis dit que tu étais assez grande pour gérer ça...

Un souffle agacé lui échappe comme seule réaction. Assez grande pour gérer ça... Est-ce que c'est ce que se disent les gens ? Ta mère n'est jamais là, tu es assez grande pour le gérer. Tes amis s'en vont, tu es assez grande. Cam ne t'aime pas, mais tu es grande, tu peux t'en sortir. Ton père s'éloigne, tu es assez grande pour ne plus avoir besoin de lui. Ta cousine t'abandonne, mais tu es assez grande. Tu es juste folle, Tessa, et personne ne t'aimera jamais. C'est ça, qu'on aurait dû lui dire. Sa gorge se serre. Elle ne veut pas savoir. Aucune raison n'est valable. Aucune raison n'est jamais valable. Son autre main continue de serrer le bracelet.

» Je ne veux pas savoir ! Je ne veux pas entendre ! Vous avez tous une bonne raison, toujours une bonne raison ! Toi aussi, tu vas me dire que c'est dans ma tête ?!

Elle ne sait même pas comment elle trouve encore la force de parler alors que sa gorge est plus serrée que jamais. Comment les sons parviennent à la traverser malgré tout. Son esprit se brouille, elle écoute à peine. Elle ne veut pas savoir. Elle ne veut pas entendre de raison ou d'excuse. Aucune ne sera suffisante. J'espère te croiser. Menteuse. Je n'ai pas l'intention de t'abandonner. Menteuse. Menteuse !

» Ils disent tous ça. Ils disent tous ça mais il le font quand même ! Beth, Willow, Cam, et toi aussi ! Tu vas faire comme tout le monde ! Le seul qui ne m'abandonne pas, c'est ça !

Elle ouvre son sac pour jeter sa fausse petite bouteille d'eau aux pieds de son amie. Elle sent que certaines personnes se tournent vers elles. Elle entend des murmures. Autant pour son secret. Mais elle ne réfléchit pas assez pour réaliser que n'importe quel membre du personnel de l'école peut voir ça, voir la bouteille, comprendre. Lui arracher sa solution.

» Tu veux que j'arrête pour toi ? Et il me reste quoi, après ?

Elle pleure. Des larmes autant motivées par la colère que par le poids de ses abandons réels et imaginaires. C'est comme ça qu'on détruit tout. Immobile au milieu du bal, Tessa regarde le visage de son amie se décomposer un peu plus. Ne devrait-elle pas réaliser qu'elle la blesse ? Ne devrait-elle pas comprendre qu'elle lui fait du mal ? Si... Si, elle devrait le savoir. Mais elle la regarde simplement, et elle est incapable de réagir autrement. Son regard se fixe sur la bouteille que Becky emporte loin d'elle. Ignore le reste. Ignore la déception qu'elle devrait pouvoir lire sur ses traits, ignore le petit sourire, ignore le commentaire. D'autres images se succèdent dans sa tête. À la place de Becky qui s'éloigne, elle voit sa mère. Elle voit Willow. Elle voit Campbell. Et son cœur se brise un peu plus.

» Ne me tourne pas le dos !

Becky ne peut déjà plus l'entendre. Elle le sait. Elle le sait, pourtant elle crie quand même. Pourtant elle laisse son esprit basculer complètement. Treize longues années de rancœur alimentées par toutes les personnes qui ont croisé sa route, voilà ce qui serre ses poings, compriment ses poumons, motive sa voix. Elle n'en a plus rien à faire. Elle n'a plus rien à perdre.

» Tu es comme tous les autres ! Vous êtes tous pareils ! Tous prêts à laisser tout le monde derrière pour poursuivre quelque chose qui n'existe pas !

Des gens se tournent vers elle. Du coin de l’œil, elle voit un duo descendre de scène. Ah, le couple de l'année. Encore des victimes d'une illusion. Combien de temps avant qu'elle leur éclate au visage ? C'est le problème des illusions, elles ne durent que tant qu'on ferme les yeux, ou tant qu'il y a du liquide dans la bouteille. Son regard croise celui d'un garçon qui la fixe d'un air perplexe, comme s'il essayait de comprendre ce qui ne va pas chez elle. Ça ne fait que l'énerver encore plus.

» Pourquoi tu me fixes comme ça ? Quoi, tu voulais profiter d'un bal tranquille avec ta petite chérie ? Mais elle ne t'aime pas ! Elle va se barrer à la première occasion. Personne n'aime personne ! Ce monde n'est qu'un ramassis de menteurs, d'hypocrites et de rêves débiles !

Plus elle crie, plus sa voix est forte, et plus elle monte dans les aigus. Les élèves tournés vers elle sont de plus en plus nombreux. Ils arrêtent de danser les uns après les autres. Les couples, les solitaires. Dans un film, la musique se serait sûrement arrêtée de manière dramatique. Là, elle continue, parce que personne n'est là pour la couper, mais Tessa ne l'entend plus. Elle n'entend même pas les murmures des autres. Elle n'entend que le vide infini dans sa tête et dans son cœur.

» Vous êtes pathétiques. Tous. Infidèles, malhonnêtes, vous...
» Eh, Tessa...
» Ne me touche pas !!

Elle dégage brusquement la main qu'une fille essayait de prendre pour la calmer, et lui retourne un regard mauvais.

» Ne t'approche pas de moi ! Je ne veux pas de ta pitié ! Foutez-moi la paix, tous ! J'espère que je vous verrai tous crever !

Elle a besoin d'un verre. Elle a besoin de s'anesthésier plus, jusqu'à ce que tout s'efface pour de bon, jusqu'à ce qu'elle n'ait plus à voir leurs visages de chacals et de fouines.

Tessa E. Buchanan

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Elle n'en peut plus de cet endroit. De cet école. Des gens de manière générale. Est-ce trop demander de pouvoir quitter ce monde et ne plus avoir à subir tout ça ? Tous ceux qui l'abandonnent, tous ceux qui la délaissent, tous ceux qui font semblant d'être différents des autres? Mais personne n'est différent, tout le monde est pareil. Ils abandonnent tout à la moindre étincelle de sentiment illusoire jusqu'à ce qu'ils se fassent abandonner à leur tour. Ses poings se crispent sous la colère et elle s'éloigne d'un pas rageur, prêt à se barrer d'ici une bonne fois pour toutes. Peut-être foutre en l'air la moitié de l'école au passage, parce qu'après tout pourquoi pas ? En fait, elle pourrait détruire leur bal et les illusions qui va avec. Mais on ne la laisse pas faire.

Loin de chasser sa colère, la voix qui l'arrête et le bras qui l'emporte ne font qu'ajouter une dose de plus à sa crise. Peut-être que si elle s'énerve assez fort, il se décidera enfin à la laisser mourir ? Il l'entraîne avec elle jusqu'à la porte de l'auditorium puis dehors, dans une zone de la cour un peu à l'écart de ceux qui flânent devant les portes. Dans le recoin du bâtiment, seule avec lui, Tessa n'arrive pas pour autant à calmer ses nerfs. C'est toute une vie qui a explosé ce soir, et même la peur n'arrive plus à la faire trembler davantage... ou moins.

» Qu'est-ce que ça peut te faire ?! Pourquoi tu me fous pas juste la paix ?!

Il est toujours là, dans son ombre, comme un insupportable pot de colle qui ne veut pas la lâcher. Mais il ne veut pas la tuer pour autant, ni la laisser mourir. Un héros exaspérant qui sauve les gens qui ne veulent pas l'être. Est-ce qu'il l'a suivie ? C'est la seule raison qu'elle voit pour qu'il soit là, ce soir, dans son école. Comme la dernière fois qu'il est venu.

» Pourquoi tu me suis ? Pourquoi tu t'intéresses à ce qui ne va pas chez moi ? De toute évidence, tu n'as pas envie de régler mon problème !

Sinon il ne lui aurait pas donné une arme déchargée. Sinon il n'aurait pas empêché les gens de la tuer. Sinon il lui aurait tiré une balle dans le crâne à leur première rencontre. Mais non, au lieu de ça, il persiste à la sortir de toutes les situations qui pourraient mettre un terme à son calvaire. Et maintenant il vient lui reprocher d'avoir craquer ? C'est à cause de lui ! Depuis qu'il est arrivé, sa vie est encore pire qu'elle ne l'était avant, et il lui a fait miroiter de l'espoir avant de lui arracher des mains.

» Dégage... Va te tirer une balle au lieu d'empêcher les autres de le faire...

C'est la première fois que son comportement ne change pas face à lui, sans doute parce que c'est la première fois qu'elle est elle-même devant l'école entière. La vraie elle, celle que personne ne pourra jamais aimer. C'est la seule raison pour laquelle les gens l'abandonnent, au fond. Elle a essayé de leur plaire, mais si même Becky a pu voir à travers assez longtemps pour la laisser tomber, c'est que le masque ne marche pas. Ce n'est pas les autres qu'elle devrait détester, mais on ne lui laisse pas le choix. Parce que personne dans cette foutue école ne la laisse tuer la seule qu'elle déteste vraiment.

Tessa E. Buchanan

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Son sourire aurait dû être un indice, mais Tessa réagit à peine. Embrouillé par l'alcool, la colère et le désespoir, son esprit ne le remarqua même pas. Jusqu'à ce que sa main s'écrase sur son visage et la projette au sol. Elle se recroqueville, les doigts repliés sur sa joue et des larmes montant naturellement dans ses yeux. Son cœur se serre encore davantage, comme s'il cherchait à se consumer totalement. Mais elle sent une douleur au niveau de sa tête avant d'avoir le temps de se remettre, et son regard croise les yeux gris et perçants. Malgré la brume qui envahit son esprit, elle perçoit la menace, et c'est bien la seule partie de son environnement qui est claire autour d'elle. Elle se crispe, serre et desserre les poings de façon frénétique comme si elle hésitait encore entre la colère et la peur. Mais la seconde finit par l'emporter. Et la douleur qui lui creuse le ventre jour après jour depuis des années.

» Je le regrette déjà assez... souffle-t-elle d'une voix vide.

Elle aurait aimé ne jamais rater ce tir. Tout le monde aurait été plus heureux sans elle, à commencer par elle-même. Mais son corps a préféré la garder en vie et depuis, tout le monde semble être d'accord avec cette idée ridicule. Qu'elle doit survivre. Pourquoi tout le monde y tient tant ? Elle retient de toutes ses forces le sanglot qui lui comprime la poitrine et reste recroquevillée, sans se relever ni se redresser lorsqu'il le fait. Elle ne bouge pas. Elle écoute ses mots avec les yeux brûlants et sa voix se brise.

» Bien sûr, que je me soucie de ce que pensent les autres...

C'est à cause d'eux, à cause de tout ça, qu'elle est dans cet état. Parce qu'elle s'est trop souciée d'eux, parce qu'elle s'est trop inquiétée de ce qu'ils pensaient. Elle n'y a jamais été insensible. Ce que pensent les autres d'elle est la raison qui l'a mise dans cet état. Elle n'a plus envie de pleurer. Plus envie d'essayer. Son regard explore le sol comme si elle pouvait y trouver une bouteille, mais elle n'a pas plus d'échappatoire à sa situation physique qu'à son état mental.

» C'est à cause d'eux. J'ai essayé d'être parfaite pour eux. D'être comme eux, comme tout le monde, de leur ressembler. C'est parce que je suis trop sensible à ce qu'ils pensent de moi que je suis là...

À quoi bon ? Il n'a pas plus envie de l'aider qu'elle n'a envie d'exister. Elle pourrait aussi bien parler à un mur, ou parler dans le vide. Mais tout autant qu'elle n'arrivait pas à s'arrêter d'insulter les autres quelques minutes plus tôt, elle n'arrive plus à se taire. À calmer les larmes qui lui enflamment les paupières et les sanglots qui l'étouffent.

» Qu'ils le sachent... Qu'ils le sachent si ça peut leur faire plaisir... Tu ne comprends pas ? Je n'ai pas envie qu'on me sauve... J'en ai marre d'essayer d'être ce qu'ils veulent. Ça ne sert à rien... Même toi, tu le sais. Tu m'as vue trois fois et tu le sais ! Égocentrique, égoïste et timbrée. De quoi tu as besoin de plus... ? Pourquoi j'essaye ? Pourquoi j'essaierai encore ? Qu'est-ce que je veux que les gens croient, au fond ? Que j'en vaux la peine ? Même toi, tu sais que ce n'est pas vrai.

Elle s'assoit, replie ses genoux contre elle. C'est ça, l'inutilité de ses mensonges, les limites beaucoup trop claires de ce qu'elle peut cacher. Peu importe à quel point elle essaye de correspondre à ce que veulent les autres, à quel point elle le cache, il ne faut que trois face à face pour réaliser à quel point elle ne vaut pas la peine d'exister.

» Tout le monde sera mieux sans moi... Tu penses que tu m'as aidée..?

Elle se redresse, s'appuie sur un mur pour tenir debout. Elle a du mal à croire qu'elle en a seulement la force. Avec tout ça. Le cœur vide, l'alcool, le coup qu'elle s'est pris au visage. Mais son corps semble déterminé à la tenir debout. À garder le rôle et le masque. Faire croire qu'elle tient en place alors qu'il n'y a pas une seule part d'elle qui tient en équilibre.

» La seule chose qui peut vraiment m'aider, tu m'as fait croire que je pouvais l'avoir pour me l'arracher des mains...

Tessa E. Buchanan

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Pourquoi tu veux être parfaite ? Tellement de raisons, tellement de réponses. Parce qu'il n'y a que ça pour ne pas être détestable. Parce qu'il n'y a que ça pour que les gens restent près d'elle. Parce qu'il n'y a que ça pour éviter la solitude. Parce qu'il n'y a que ça pour ne pas affronter le vide béant qu'est la totalité de son esprit. Son cœur est vide et elle le sait. Elle n'est qu'une coquille sans existence propre, dont le seul but est de ne pas être abandonnée. Mais qui ne voudrait pas l'abandonner ? Elle n'a plus la force de refléter le monde, mais elle n'a rien à lui offrir. Son regard se pose sur lui. Vide. Elle l'écoute mais la seule réponse que lui offre son esprit, c'est le silence. Elle ne comprend pas ce qu'il veut. Elle ne sait plus lire les gens.
La seule chose qu'il lui restait s'est évaporée...

» Tu ne comprends pas... La perfection, ce n'est pas être un modèle...

Il porte un masque en permanence mais lui demande d'arrêter de faire semblent. La pointe d'ironie se fiche dans son esprit mais elle l'ignore ; elle n'a pas la force de faire ce genre de remarque. Sa main vient essuyer les larmes de son visage tandis que le mur la retient de son mieux. Et elle laisse les mots l'approcher et l'atteindre sans vraiment les intégrer, sans vraiment saisir ce qu'ils veulent dire.
Arrêter d'être parfaite... Mais elle n'a rien d'autre, dans la vie. Elle n'a jamais rien fait d'autre, à aucun moment, que de correspondre à ce que les gens sont. Être au plus proche des gens pour qu'ils restent avec elle, ne froisser personne, s'accorder différemment à chacun. Ne pas se faire abandonner. Ça n'a jamais marché. Elle enchaîne les échecs et elle n'a plus la force de se battre pour en surmonter un de plus. C'était la chute de trop, ce soir. Elle regarde l'eau qui mouille ses mains maintenant qu'elle a essuyé son visage. Pourquoi elle veut mourir ? Parce qu'elle n'a pas de raison de vivre. Peut-être qu'elle se perd dans la perfection. Ou peut-être qu'elle n'avait déjà rien à y perdre et que c'est tout ce qu'il lui reste.

» Je n'essaye pas d'être la perfection... La perfection n'existe pas. Les gens... ils ne le savent pas, mais tout le monde a ses préférences. On ne s'entend pas avec ceux qui ne correspondent pas à ce qu'on aime. Et on délaisse ceux qui ne nous ressemblent pas. Alors il faut... ressembler à ceux qu'on veut garder...

C'est une évidence. Sa logique imparable. C'est comme ça que fonctionne le monde. Les gens trop différents ne s'entendent pas, ou pas longtemps. Certaines personnes ne sont pas faites pour s'entendre et déclenchent des conflits dès qu'ils s'adressent la parole, incapable ne serait-ce que de discuter sans se mettre en colère ou sans perdre leur sang-froid. Mais en étant parfaitement ce qu'ils sont, et ce qu'ils aiment, il n'y a pas d'opposition. Pas de conflit. Pas de problèmes. Et pas d'abandon.
Et d'un coup, elle arrête de penser à tout ça. Son corps semble se calmer mais elle n'a pas beaucoup plus d'émotions dans le regard. Elle le fixe. Et les mots qu'il vient de prononcer restent bloqués devant elle comme un mur.

» La vraie Tessa...?

Un effort mental remonte le fil de ses souvenirs pour essayer de trouver à quoi il fait allusion. Elle cherche, quelque part, une part d'elle qui aurait existé, vraiment. Mais à part des années de vide, la seule image qui lui apparaît l'espace de quelques secondes est celle d'une petite fille qui a cessé d'exister il y a bien longtemps.

» Il n'y a pas de vraie Tessa. Je suis juste un miroir. Il n'y a rien, là-dedans.

Elle pose sa main sur sa tempe, effleurant au passage la cicatrice qui n'a pas réussi à lui coûter la vie.

» Il y a autant de Tessa qu'il y a de personnes autour de moi... Sage avec les gens sages, blessée avec les gens tristes, confiante avec les gens sûrs d'eux. La seule chose qui existe vraiment, chez moi, c'est que je lis les gens. Je vois ce qu'ils sont et je deviens comme eux.

Elle n'a jamais été personne, seulement de reflet des gens qu'elle côtoie. Avec Becky, elle était calme, elle avait copié sa façon de détourner le regard, de ne juger rien ni personne. Avec Tess, elle était plus sèche, plus courageuse, plus directe. Avec Daryl et avec son club, elle était organisée et et positive. Avec Tyler, douce et compatissante. Seule... seule elle n'est rien. Parce qu'un miroir sans rien à refléter n'a aucune image propre à offrir.

» Je n'ai rien à exprimer... Je porte mon uniforme parce que je n'ai rien d'autre. Pour avoir des choix vestimentaires, pour exprimer des choses, il faut avoir une personnalité.

Ce n'est pas tout à fait exact. Reya lui a ramené une valise de vêtements qu'elle n'a jamais sortis de l'armoire, ni même de la valise, et elle a bien littéralement deux tenues à elle, mais elle ne les porte que quand elle en a besoin - autant dire jamais.

» Et on ne reste pas avec quelqu'un qui n'a pas de personnalité...

Il voulait savoir pourquoi elle veut mourir ? C'est pour ça. C'est pour ça qu'elle n'a plus envie de se battre. Si sa seule manière d'être aimée ne fonctionne pas, pourquoi continuer ? Personne ne peut aimer ce qui n'existe pas. Et si personne ne l'aime, si tout le monde l'abandonne, autant ne pas rester dans ce monde.

Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Elle ne le croit pas. Ou peut-être qu'elle n'a pas envie de le croire. La vraie Tessa a cessé d'exister quand elle avait cinq ans. Quand sa mère a cessé de venir, et cessé de l'aimer. Elle a tant voulu remplacer cette mère et, dans un sens, elle l'a fait, mais ça n'a pas fait revenir la petite fille qu'elle avait laissée derrière. Et elle n'est jamais revenue. Ce ne sont pas "des années" qui l'ont fait disparaître, mais plus d'une décennie. La quasi-totalité de sa vie. Elle secoue la tête.

» Elle n'existe pas...

Elle recule d'un pas pour s'éloigner de lui. Elle n'a pas envie d'écouter ses mensonges. Il y a bien longtemps qu'elle a cessé d'exister. Bien avant qu'elle tire cette balle qui était censée rendre les gens plus heureux autour d'elle. En disparaissant, elle facilite la vie de tout le monde. Personne n'a besoin d'elle, et encore moins du vide dans sa tête et dans son cœur. Cette "vraie Tessa" qui n'existe nulle part. C'est pour ça que vivre n'a aucun sens.

» Ils n'ont pas attendu ça pour m'abandonner ! Pourquoi tu penses que j'ai commencé à changer ? Tu continues de répéter que j'ai enfermé ma personnalité, mais c'est faux. Je n'en ai pas. Ce n'est pas un miroir sans tain, il n'y a rien derrière. Personne.

Mais si je fais ça, personne ne m'aimera ! Ils m'abandonneront tous ! Bien sûr que non. Parce que personne n'aime les égoïstes et les égocentriques, parce que personne n'aime les cœurs vides et les esprits sans empathie. Elle ne peut rien changer parce qu'il n'y a rien à changer. Au mieux, elle pourrait choisir une de ses personnalités créées de toutes pièces et la garder en place, poser un masque permanent jusqu'à s'y habituer.

» Tu ne sais pas de quoi tu parles... Tu penses que je vaux quelque chose ? Vraiment ?

D'un geste rageur, à cause de toutes les émotions qui s'agitent dans sa tête depuis le début de la soirée, elle arrache l'élastique dans ses cheveux, le collier autour de son cou, et la fleur accrochée à sa robe.

» Peu importe combien j'enlève de décoration, combien j'enlève de couches, il n'y a que des mensonges sur des mensonges.

Elle ramène la masse de cheveux en arrière, essuie les larmes qui ne veulent pas s'arrêter.

» La seule chose que je pensais vraie à propos de moi était un mensonge de plus. Mes émotions sont aussi fausses que le reste. Même ma peur est une maladie. Je suis juste des maladies empilées derrière un miroir qui pensent être une personne.

Phobies, érotomanie, achromatopsie, alcoolisme. Elle n'est définie que par des maladies qui se succèdent les unes après les autres. Un poison pour elle comme pour les autres.

» Quelle fin heureuse ? Rien de ce qui vient de moi n'est vrai. Ni ce que je dis, ni ce que je pense, ni ce que je ressens. Comment tu veux que j'ai une fin heureuse ? Tu as plus de chance d'en avoir une que moi. Tu finiras par te débarrasser des gens qui te poursuivent. Je ne peux pas me débarrasser de ce qu'il y a dans ma tête. La dernière fois que j'ai essayé, je n'ai fait qu'ajouter une maladie à la pile.

Elle s'adosse contre le mur, déglutit, s'efforce de contenir les sanglots qui ne cessent de faire trembler sa voix. Ce monde ne lui a jamais donné aucune raison d'avoir de l'espoir. On lui a répété tant de fois qu'elle était malade, que tout était dans sa tête. Comment peut-elle considérer les choses autrement ?

» Tu n'as personne à sauver... Je ne guérirai jamais. Dans mes moments de lucidité, j'ai fait des recherches. Ça ne se soigne pas. Toute ma vie je risque de me croire aimée par quelqu'un qui ignore jusqu'à mon existence. Toute ma vie je risque de croire que j'aime quelqu'un alors que ce n'est qu'une illusion maladive. Et le pire ? C'est que même en étant consciente de ça, je ne pourrai rien y changer.

Elle se recroqueville contre son mur, sans comprendre comment ses jambes la tiennent encore debout alors qu'elle sent son énergie lui échapper seconde après seconde. Elle a cessé d'essayer de chasser ses larmes, ou le désespoir qui brille dans ses prunelles. Que lui reste-t-il à perdre, de toute façon ? Il a déjà vu bien trop loin, il s'est déjà avancé dans le vide qu'est son esprit mais il semble déterminé à ne pas le voir.

» Je ne peux plus rien croire. On dirait que je suis faite pour mentir, au point que même mon cerveau le fait. Ça doit être la seule chose à propos de moi qui est vraie...

Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Effectivement, elle n'est pas la seule. Mais comme il l'a si bien dit, elle est égoïste. Égoïste, égocentrique et incapable de considérer un instant le sort des autres avec empathie. Pourtant elle l'écoute quand même. Une partie de son cerveau retient une chose, ce prénom qu'elle n'avait jamais entendu pour le désigner et qu'il vient de prononcer. Pas son nom, dit-il, mais ce n'est pas ça qu'elle retient. Chris... Elle a vu ce prénom sur la liste, en arrivant. Elle n'est pas restée focalisée dessus parce que celui de Brook avait trop attiré son attention, mais elle l'a vu. Une pointe d'amertume roule sur sa langue, brille dans son regard. Même lui. Même lui, avec la vie qu'il décrit, a pu attirer l'attention de quelqu'un assez longtemps, et de façon assez réelle, pour que son nom apparaisse à côté de celui de quelqu'un d'autre sur cette liste. Un assassin créé pour tuer, pourchassé parce qu'il ne savait pas assez bien le faire.
Même comme ça, il a plus d'empathie qu'elle.
Même comme ça, il peut être plus aimé qu'elle.
Au fond d'elle, une question se superpose aux informations qu'elle vient d'entendre. À quel point est-elle un monstre pour que même un tueur le soit moins qu'elle ?

Un sourire pâle apparaît au bord de ses lèvres. Tôt ou tard viendra quelqu'un qui sera meilleur que lui. Mais dans combien de temps ? Une organisation, ça se démantèle. Elle a joué à tant de jeux que ça lui paraît une évidence. Si on coupe la tête assez fort, elle finit par arrêter de repousser. S'il veut en finir avec ses ennemis, il pourra, un jour. Elle, le seul moyen qu'elle a de chasser ce qui détruit sa vie à petit feu, c'est d'y loger une balle, et de ne plus jamais ouvrir les yeux.

» L'ironie c'est que même avec les circonstances qui t'ont mis au monde, tu restes plus humain que moi...

Le contact de ses mains sur ses épaules lui tire un frisson. Je peux me battre, dit-il comme si ses ennemis n'étaient pas matériels. Elle donnerait n'importe quoi pour se battre contre des armes, contre de la violence, contre de la force physique. N'importe quoi pour un adversaire qu'elle puisse affronter. Mais elle ne dit rien. Elle l'écoute, silencieuse, lui dire qu'elle peut se battre contre une maladie qui sera toujours là. Peut-être. Elle n'y croit pas plus qu'à ses chances de tenir le coup dans une vie où personne ne tiendrait jamais vraiment à elle. Elle soupire, se redresse légèrement, ose le regard dans les yeux un instant. Elle y lit des émotions qu'elle se sait incapable d'avoir. Savoir lire les émotions des autres sans pouvoir y compatir. Pour mieux mentir, mieux se faire passer pour une autre.

» Si je dois mourir, je ne viendrai pas supplier quelqu'un...

Un souffle, un simple murmure. Une once d'orgueil qui reste malgré tout. Ou peut-être que découvrir à quel point il est meilleur qu'elle malgré toute la haine qu'elle a pu ressentir à son égard la rend encore moins encline à accepter sa compassion. Compassion, empathie, pitié. Non, ce n'est pas de l'orgueil, c'est de la jalousie. Si elle en était capable, ne serait-ce que d'une seule des ces émotions, sa vie ne ressemblerait pas à ça. Et il lui demande de se battre. Pourquoi ? Pour ne pas mourir ? Non, pour mourir si elle échoue, ou si sa vie ne change pas. Elle a presque l'impression de devoir signer un contrat avec le diable. Son regard reste bloqué un instant sur sa main.
Un pacte avec le diable. Pourquoi pas, après tout ? Qu'a-t-elle à perdre, elle qui n'a déjà plus rien ? Lentement, elle tend la main. Serre la sienne.
Plus rien à perdre... Peut-être qu'elle supplie, finalement, d'une certaine manière...