Le bureau de principal était un endroit froid, triste, sans émotions et sans couleurs. Sans âme. Rien à voir avec la chambre de Mr. Himpton. Tessa ferma les yeux. Ils n'avaient pas été assez discrets. Mais elle ne s'inquiétait pas. Maintenant que leur amour avait éclaté au grand jour, ils n'auraient plus besoin de le cacher. Ce n'était plus la peine de mentir. Elle se sentait libérée. Elle entra alors qu'il sortait de la pièce et lui offrit un sourire tendre, auquel il retourna un regard rassurant. Tout allait bien se passer.
- Miss Buchanan.
La jeune fille s'assit sur la chaise inconfortable, préférant se remémorer avec un sourire nostalgique les longues soirées passes sur le canapé, avec lui à ses côtés.
- Vous savez pourquoi je vous ai convoquée ?
- Oui, pour Mr. Himpton.
- Nous avons entendu des choses inquiétantes à propos de lui et vous. Pouvez-vous les confirmer ?
- Oui.
Elle était sereine. S'il était renvoyé, ils affronteraient les choses ensemble. Même sa famille ne pourrait pas les forcer à se séparer. Alors elle prit une grande inspiration et commença à répondre aux questions du principal, pour broder fil par fil la toile de sa relation.
Cambell Himpton avait été son professeur de maths à son entrée au collège. Toujours attentionné avec elle et les autres, intéressants, encourageant, mais pas assez pour que les notes de Tessa ne fassent que frôler la moyenne ; il avait 21 ans à l'époque. Un jeune professeur avec un diplôme tout neuf en poche qui faisait s'extasier les élèves des classes supérieures. Quand elle l'avait à nouveau eu comme prof cette année, elle avait 15 ans, lui 25, et les perspectives avaient changé.
La relative indifférence de Tessa par rapport aux garçons s'était heurtée aux sourires charmeurs de Cam, aux petits mots qu'il ne glissait que pour elle. Ça avait commencé par des compliments mal dissimulés – il la qualifia d'élève brillante le premier jour, heureux de l'avoir à nouveau dans sa classe, alors qu'elle était parfaitement consciente d'être banale, si ce n'était médiocre. Puis ça avait été des petits mots sur ses copies, des allusions discrètes qu'il la savait capable de comprendre. Ensuite, des messages cachés dans le contenu, même des exercices et des contrôles, par le choix des problèmes et des lettres. Et il y avait bien sûr ses sourires, ses regards en coin, ses clins d’œil et sa tendance à l'appeler plus souvent que les autres, simplement pour entendre sa voix ou l'avoir près de lui, au tableau.
Elle l'avait compris aussitôt mais elle avait été réticente, au début. Il ne la laissait pas indifférente mais elle savait ce qu'elle risquait à céder aux avances d'un professeur. Mais sa résistance avait cédé bien vite lorsqu'il lui avait proposé un rendez-vous après les cours, déguisé en cours particuliers. Ils étaient restés seuls dans cette salle de classe, si proches qu'elle pouvait presque sentir son souffle sur sa nuque, et ils avaient été si près de s'embrasser... avant que la cloche sonne et y mette fin.
Pour préserver le secret, Tessa fit de son mieux pour ne pas changer de comportement en public. Elle ne s'accordait que des sourires lorsque leurs regards se croisaient, lui faisait de même, et leur histoire se portait très bien. Le soir, ils se retrouvaient pour leurs "cours", d'abord à l'école puis, après plusieurs mois, chez elle, même si la proximité de ses parents les empêchait de s'embrasser. La journée, elle écrivait des mots d'amour sur ses cahiers et les glissait dans le hall de son immeuble. Sans les signer, bien sûr – ç'aurait été risquer de révéler leur secret.
La première fois qu'il lui avait dit qu'il l'aimait, elle s'était sentie défaillir. C'était au début de l'hiver, sous la neige, alors qu'elle le raccompagnait à la porte de l'immeuble. Il lui avait avouait ces sentiments qu'il savait partagés avant de lui ébouriffer les cheveux. Et il l'avait appelé Teb. Pas Tessa, comme il le faisait avant en classe, mais comme ses proches l'appelaient parfois. Elle était restée là, dans le froid, à le regarder partir, chérissant ses mots d'amour comme son plus beau trésor. Elle avait été malade pendant une semaine après ça, mais elle s'en fichait. Son père pouvait la garder alitée aussi longtemps qu'il le voudrait tant qu'elle revoyait Cam avant la saint-valentin. Il lui avait même transmis un mot pour lui souhaiter un bon rétablissement.
À son retour à l'école, cependant, il était plus distant. D'abord blessée par son attitude, elle avait fini par comprendre qu'il s'était senti rejeté par son absence, persuadé qu'elle avait feint la maladie pour ne plus le voir après sa déclaration. Sa peine, visible, lui fit mal au cœur, et Tessa finit par lui assurer que tout allait bien : elle ne s'absenterait plus, et elle n'avait pas été gênée par ce qu'il lui avait dit, l'autre soir., bien au contraire. Il avait souri, même ri un peu, puis il avait recommencé à l'appeler Teb ou Tebby, même en classe.
À la Saint-Valentin, elle avait trouvé dans son casier une boîte de chocolats, ses préférés bien sûr, avec un mot : "Parce que je ne peux pas te le dire autrement." Il n'était pas signé, mais elle n'avait pas besoin de se demander de qui il venait, pas plus que la rose distribuée par l’événement de la saint-valentin. Ravie, elle avait dissimulé son visage pour faire livrer une douzaine de roses à Mr. Himpton, juste pour voir son sourire – teinté de surprise – quand il les recevrait. Et ça n'avait pas manqué, bien sûr.
Deux jours plus tard, elle était allée chez lui pour la première fois. Pour les cours, bien sûr. Officiellement du moins, mais toutes ses petites attentions ne laissaient aucun doute. Bien sûr, après sa déclaration et ses cadeaux elle aurait pu s'attendre à bien plus, mais elle aimait la pureté et la tendresse de leur relation. Se tenir la main pendant quelques instants, discuter de tout et de rien autour d'un verre. Elle avait hésité à l'embrasser avant de partir, mais elle préférait lui laisser l'initiative. Qu'il n'avait pas prise. Elle était rentrée chez elle un peu déçue, mais le souvenir des heures passées à ses côtés avaient noyé sa déception.; Leur relation était plus forte que du contact physique et elle pouvait comprendre qu'il ait eu peur de déraper : la moindre trace pouvait tout détruire.
Et puis il y avait eu Manny. Une nouvelle élève, devenue son amie par la force des choses. Très vite proches, elles avaient une relation parfaite, jusqu'à ce qu'elle ne laisse entendre que le prof de maths lui plaisait. Le sang de Tessa n'avait fait qu'un tour, emporté par la jalousie, et elle avait craqué, avoué à Manny qu'elle entretenait une relation secrète avec lui. Mais le mot "secret" ne faisait pas partie du vocabulaire de sa nouvelle amie, et l'histoire avait éclaté. Juste des rumeurs, bien sûr, mais suffisamment pour qu'elle se retrouve dans ce bureau deux mois plus tard, incapable de profiter du temps qu'il lui restait avec Cam avant les vacances d'été.
- Il n'y a donc rien eu de... physique entre vous ?
- Non ! Notre amour est plus fort que ça et je ne suis pas...
Tessa n'ajouta rien. Son premier réflexe aurait été de dire "pas une fille facile", mais la vérité était qu'elle n'était pas intéressée. Sa relation n'avait pas besoin d'être physique pour être parfaite.
- Il prétend que rien ne s'est jamais produit.
- Qu... Hein ?
Il avait... continué à mentir ? Mais pourquoi ? De toute façon, avec les rumeurs, il aurait été suspendu, donc ce n'était plus la peine de se cacher... Il fallait qu'elle lui parle.
- Nous allons ouvrir une enquête. En attendant, le professeur Himpton est assigné à résidence et a interdiction de s'approcher des élèves.
- Quoi ? Mais comment je pourrais le voir ?
- Vous ne pourrez pas !
La principale venait de hausser le ton en tapant du poing sur la table.
- Si cette sanction a été appliquée, c'est pour vous éloigner. Cette relation 'est pas bonne pour vous et il a abusé de son statut de professeur pour vous faire des avances.
Tessa baissa la tête. Elle ne protesta pas, mais il fallait qu'elle trouve un moyen de le voir. De s'excuser pour avoir révélé leur secret. Il lui en voulait forcément, c'est pour ça qu'il avait menti.
Quelques jours après sa convocation chez la principale, Tessa commença à écrire. Des mots d'excuse, d'amour, emplis de l'angoisse qui dominait ses pensées.
Tu m'aimes toujours ? Tu me pardonnes ? Les lettres, déchirées ou roulées en boule, s'entassaient sur le sol de sa chambre dans une frénésie proche de la folie. Elle voulait tout réparer, tout remettre comme avant. Remonter le temps à cette soirée d'hiver où son paradis avait enfin pris forme. Mais ses parents ne la laissaient pas sortir en dehors des cours et venaient la chercher au lycée. Elle n'avait pas une seconde de vie sans surveillance, à part quand elle s'isolait dans sa chambre. À force d'enquêter dans l'école, au point de pirater le mail d'un prof elle avait fini par obtenir son numéro, mais il ne répondait à aucun de ses sms, pas plus qu'à ses appels. Elle n'avait pas d'autre choix. Elle ne pouvait pas le laisser l'abandonner. Pas lui. Pas lui aussi...
Elle prépara ses affaites, en pensant à tous ceux qui n'avait pas été là pour elle.
« Papa, où elle est maman ? »
« En voyage pour son travail, chérie. Elle rentre dans un mois. »
« Encore ? Mais elle va rater mon premier jour en primaire... »
« Elle sera là l'année prochaine. »
« Ça sera plus le premier jour... »
Sa mère n'était pas venue. Ni à cette rentrée, ni à Halloween, ni à Noël. Elle ne l'avait vue que par vidéoconférence, à l'autre bout du monde pour encore un voyage d'affaire. Là pour le nouvel an, la saint-valentin, absente à son anniversaire, à la fête de l'école. Elle avait été là pour la rentrée suivante mais pas pour les vacances d'été. De cette femme aux cheveux clairs qui l'avait portée et bercée, elle finit par avoir plus de vidéos que de souvenirs en chair et en os. Quand elle revenait, c'était pour passer du temps avec son mari et confier Tessa à sa sœur. Oh, la petite s'entendait bien avec sa cousine, oui, mais l'absence de sa mère lui pesait.
Et puis un jour, quelque chose se brisa. La patience de son père devint méfiance ; la solitude, paranoïa. Lorsque sa mère s'absentait, Tessa le voyait angoisser. À chaque retour, depuis sa chambre, la collégienne qu'elle était devenue n'entendait plus que des éclats de voix.
Les doutes de son père n'était pas fondés, mais ils suffirent à fragiliser son mariage jusqu'à ce que, finalement, tout s'écroule. À douze ans, elle avait vu sa mère partir avec des valises qui, elle le savait, ne franchiraient plus jamais cette porte. La déchirure de l'abandon s'était alliée aux autres pour finir de creuser un trou béant dans son cœur.
« On se retrouve pour bosser ce soir ? Chez moi ? Mon père sera pas là. »
« Encore ? C'est la troisième fois cette semaine, non ? »
« Il a un rendez-vous. »
« Avec une fille ? »
« Hm hm. »
« Tu penses que c'est sérieux? »
« J'espère ! Si elle pouvait prendre la place de ma mère, ça serait génial. »
La copine de son père, Reya, fut ravie de l'accueil que lui réserva Tessa. D'abord inquiète à l'idée d'être rejetée par celle qui deviendrait sa belle-fille, la jeune femme finit par créer avec elle un lien bien plus fort que celui qu'elle avait eu avec sa mère. Au point qu'elle prit, effectivement, sa place. À quinze ans, Tessa s'était reconstitué une vraie famille, calmant temporairement sa peur de l'abandon.
Cette nouvelle famille tint le coup, même si elle finit par être plus proche de Reya que de son père. Absent, plus intéressé par la réussite de son couple et de sa carrière que par les affaires de sa fille dont il voulait préserver l'indépendance, il est vite devenue le réceptacle et le catalyseur de cette peur maladive de l'abandon. Comme sa mère avant lui et bien d'autres entre deux, il a rejoint la longue liste de ceux qui, à ses yeux, l'avait laissée tomber.
Avec lui, les amis qui la laissaient de côté en se trouvant un copain ou une copine, développant par là-même sa réticence aux couples en général et son désintérêt pour les garçons. Ceux qui redoublaient, sautaient des classes, n'allaient pas dans le même lycée qu'elle ou changeaient de lycée. Mais surtout, après lui, l'un des pilliers de son enfance : Willow.
L'injustice de son jugement ne lui est jamais venue à l'esprit. La convalescence et le deuil de sa cousine après l'accident qui a tué sa famille, loin de susciter de la compassion ou une envie de la soutenir et de resserrer les liens, a fait naître en elle une profonde rancœur. Willow était la seule personne de la famille de sa mère avec qui elle avait gardé un semblant de contact après le divorce. On a eu beau lui expliquer la situation, elle n'a jamais considéré ces deux mois de convalescence comme une raison valable de l'avoir "oubliée", par plus que le deuil ou que la "décision", impardonnable à ses yeux, d'aller vivre chez la mère qui l'avait abandonnée toute sa vie.
Sa mère. Ses amis. Son père. Sa cousine. Si lui aussi l'abandonnait, qui lui resterait-il ? Reya ? La cruauté de la principale avait jeté un froid dans ses relations avec sa nouvelle mère. Mais non, Cam ne l’abandonnerait pas. Elle serra son sac contre elle avant de le passer sur ses épaules, ouvrit la fenêtre et jeta un œil au jardin en-dessous. Un étage. Elle n'avait jamais fait ça.
Elle enjamba l’encadrement et s'accrocha à bout de bras, ne lâchant qu'en sentant le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée sous la pointe de ses pieds. Puis, après un regard à l'intérieur du salon pour être sûre qu'on ne l'avait pas repérée, elle partit en courant.
Il lui fallut un moment pour le trouver. Après avoir sonné chez lui et compris qu'il était absent, elle avait fait tous les lieux qu'il aimait : le parc, son café préféré, le cinéma à l'angle de la rue, même l'école pourtant fermée. Personne ne l'avait vu. Paniqué à l'idée qu'il ait pu lui arriver quelque chose, qu'il lui en veuille ou, pire, qu'ail ait rencontré quelqu'un d'autre, elle se connecta à sa boîte mail et lut ses derniers messages.
Puis elle courut vers l'appartement de la principale.
- Tessa ? Qu'est-ce que tu fais là ?
- Tu... Tu ne répondais pas je... je voulais savoir si tu m'en voulais et... et pourquoi tu avais...
- Arrête. Je vais me faire renvoyer à cause de tes histoires, alors dis-moi juste ce que tu veux, qu'on en finisse.
- Mes... histoires ?
Puis ses autres mots se frayèrent un passage jusqu'à son esprit.
- Comment ça... qu'on en finisse ? Tu... Tu ne veux plus de moi ?..
- Arrête ton petit jeu ! Je ne sais pas ce que tu t'es inventé comme histoire pour crâner auprès de tes copines, mais tu es allée trop loin ! Tu sais ce que ça peut me coûter, ta petite comédie auprès de la principale ?
La tirade, autant que la colère qui baignait ses paroles, la toucha en plein cœur. Elle leva vers lui un regard empli de larmes, de douleur et d'incompréhension.
- Quoi ? Je... je ne comprends pas... Tous les messages, les rendez-vous secrets, ta... cet hiver... tu as dit que tu m'aimais...
- J'ai dit que j'aimais ton implication ! Reviens à la réalité, Tessa !
- C'est
toi qui m'a couru après ! Toi ! C'est toi qui m'a invitée, qui a flirté avec moi, qui m'as dit que... Et maintenant tu dis que c'est de la comédie ?!
Elle avait élevé la voix, sa détresse se changeant en colère, en rage, d'abord sourde puis explosive. Sa main se referma sur l'arme dans la poche latérale de son sac à dos.
- Que ça ne représentait rien pour toi ?!
Pointa le canon vers lui.
- Tu me quittes parce qu'on nous a découvert ?! Quel genre de monstre tu es ?!
Lividité. Sueurs froides. Toute indignation évaporée face à la peur.
- Tessa...
- Pourquoi tu me fais ça ?
Le bruit du pistolet qu'on arme, le doigt qui tremble sur la détente.
- Te... Tebby, s'il te plaît. Crois-moi je... je n'aurais jamais fait ça... Mais cette histoire... Tebby, c'est... c'est dans ta tête...
- Dans ma tête ?
Plus que quelques millimètres, une légère pression...
Un déclic. Pas sous ses doigts, mais dans sa tête. Elle voit la peur dans ses yeux, réentends sa détresse à l'idée de perdre son travail. Comprend sa responsabilité, tout le mal qu'elle lui fait. Peut-être qu'il dit vrai.
- Tu souffre...
L'arme se baisse, le doigt s'écarte, mais Cam reste figé.
- Tu souffres à cause de... ce qui se passe dans ma tête ?
Tout est faux. Il l'a dit. Aucun espoir. Tout est dans sa tête. Elle doit... prendre soin de lui. C'est ça l'amour, non ?
- Tessa !
Le canon s'est posé sur sa tempe.
- Tessa, arrête !
Trop tard.
L'arme était plus dure à tenir qu'elle l'aurait cru. Le recul plus fort. Mais ça ira. Le noir envahit son champ de vision.
C'est que c'est fini, non ?
Elle s'effondre le sourire aux lèvres.
La lumière est trop vive. Ferme les yeux.
Rendors-toi.
Tessa ouvre les yeux. C'est la sixième fois en deux semaines, mais elle ne s'en souvient pas. Elle n'est pas restée consciente assez longtemps. Mais son esprit s'accroche, cette fois.
Elle voit du blanc, face à elle. Mur blanc. Rideaux blancs. Un lien se fait : hôpital. La raison reste encore obscure.
Ferme les yeux.
Non.
Pourquoi mes mains sont grises ?
Le réveil fut brutal. Tirée du brouillard par le choc, Tessa leva les mains devant elle. Grises. Elle crut que c'était l'obscurité mais non, non, il faisait jour. Alors quoi ?
Elle se frotta les yeux, mais les couleurs ne revenaient pas. Son cœur, sa respiration s'accéléraient à mesure qu'une plainte montait dans sa gorge. Un gémissement désespéré, inarticulé. Était-elle morte ? Dans les limbes ? La porte de sa chambre s'ouvrit sur son père. Gris.
Elle hurla.
Achromatopsie cérébrale. Des mots qui lui étaient inconnus avant aujourd'hui. Perte de la vision des couleurs après une lésion au cerveau. L'opération qui avait délogé la balle et lui avait sauvé la vie avait eu des conséquences involontaires. Le médecin lui expliquait et elle l'écoutait distraitement, les yeux dans le vague. Cam n'était pas encore venu la voir.
Quand elle s'en ouvrit à ses parents, elle vit l'inquiétude dans leur regard.
- Tessa...
- Il est venu pendant que j'étais dans le coma ? Il est toujours prof ?
Elle avait raté les vacances d'été. À deux semaines de la rentrée, elle voulait savoir si elle avait une chance de le revoir, de reconstruire ce que Manny avait détruit.
- Tessa, c'était... uniquement dans ta tête...
- Non ! Non, il a dit ça parce que la principale pouvait l'entendre. Ha ha, j'ai été bête de le croire. On a perdu tellement de temps...
Elle ne perçut pas la panique que son affirmation et son sourire faisaient naître chez ses parents. Cam l'aimait, elle le savait, et leur amour survivrait à cette épreuve.
Sa thérapie commença quelques jours plus tard. Diagnostiquée érotomane, Tessa vit défiler plusieurs psys, la consultation d'un thérapeute unique risquant de transférer son obsession. On entreprit de déconstruire son délire, mais elle fixait sans arrêt la porte, attendant que son amour fictif la franchisse enfin.
Pour l'éloigner des lieux familiers de son délire et pour de pas pénaliser le reste de sa vie à venir en arrêtant ses études, on décida d'envoyer Tessa en Angleterre à Indarë, où elle pouvait continuer ses études et se reconstruire. Mais ce n'était pas si facile. Ce fut une exposition dans l'école qui bouleversa sa réalité. Son regard fut soudainement attiré par l'une des photographies, un visage plus que familier puisqu'il hantait ses jours et ses nuits depuis qu'elle ne pouvait plus le voir en personne.
Cambell. L'homme pour qui elle s'était tiré une balle dans la tête avant de finir ici, l'homme avec qui elle avait vécu une relation amoureuse interdite finalement dévoilée au grand jour, l'homme qu'elle espérait retrouver en quittant Indarë, enfin libérée du joug de l'interdit, pour vivre leur histoire au grand jour. Avec une fille.
Et, quand on avait les capacités d'analyse de Tessa, tout dans leur regard et leur posture criait la relation qu'ils partagaient. Pas un lien feint pour la photo. Quelque chose de réel.
- Non...
Son cœur se figea alors que le monde autour d'elle disparaissait, la laissant seule avec cette photo, cette image, cette preuve brûlante que ses efforts n'avaient servi à rien. Il ne l'avait pas attendue. Il ne l'avait pas attendue, il l'avait abandonnée, comme les autres. La plaie béante de son cœur se para d'un nouveau coup de poignard. Des larmes commencèrent à envahir son regard, brouillant l'image sans effacer la marque au fer rouge qu'elle avait gravée dans sa mémoire. Elle avait envie de l'arracher du mur, de la déchirer, de la détruire. Tessa tendit la main mais se figea dans son geste, à quelques centimètres à peine de l'image. Ça ne changerait rien, souffla une voix dans sa tête. Détruire l'image n'effacerait pas la réalité qu'elle dépeignait. Qu'elle exposait à la vue de tous.
- Ils s'aiment vraiment, hein ?
C'était à peine un murmure, qu'elle avait prononcé sans y penser. Une part d'honnêteté dans sa vie de faux semblants, les mots de son cœur qui se reflétaient pour la première fois ailleurs que dans des pensées silencieuses et invisibles. Était-ce l'abandon de trop ? Tout ça lui donnait le vertige.
Septembre avait été comme les autres mois depuis qu'elle a vu cette photo au mur : une série de jours identiques qui se succèdaient sans fin, sans saveur autre que celle qui lui brûlait la gorge aux premiers verres et à laquelle elle s'était déjà habituée.
Tessa ferma les yeux après un dernier regard désabusé à sa bouteille vide. La mort prenait son temps, et l'oubli se faisait rare. Elle soupira, s'allongea par terre pour profiter un instant de la fraîcheur du sol. Il n'y avait personne, à cette heure-là, de toute manière. Personne d'autre que les reflets d'un deuxième bouteille pas encore vide. Une bouteille sans couleur, comme tout le reste. Ironie palpable maintenant que c'était son cœur même qui avait perdu ses couleurs. Enfin ses pensées s'accordaient à sa vision, cette vision monochrome qu'elle s'était imposée le jour où la balle avait traversé son crâne. Tout ça pour un homme qui l'avait remplacée sans le moindre remord. Tout ça pour un homme qu'elle aurait sûrement dû tuer.
Tout ça, pour rien.
Elle chassa la bouteille vide d'un geste de la main agacée. Celle-ci lui était inutile. Elle entendit le verre se briser sans trop y prêter attention. De toute façon, elle n'était plus à ça près, et ça lui éviterait d'avoir à trouver quelque chose à en faire. Plus de bouteille, plus de preuve, plus de problème. Tessa attrapa celle qu'elle n'avait pas encore vidée le temps d'une gorgée. Pas encore vide mais... elle n'en était pas loin. C'était la dernière de celles qu'elle avait réussi à planquer dans le gymnase. Ensuite... Ensuite il lui faudrait autre chose. Un souffle exaspéré s'échappa de ses lèvres. Tout ça était trop fatiguant. Elle n'en pouvait plus, de ce monde. Elle aurait dû mieux viser lorsqu'elle avait pressé la détente contre sa tempe, et s'imposer un noir définitif plutôt qu'une existence en niveaux de gris.
Difficilement, la jeune fille se redressa. Massa sa tempe le temps que la pièce arrête de tourner. Assise par terre, elle regarda autour d'elle en plissant les yeux pour essayer de rendre le monde plus net, hors de la bouillie grise que lui renvoyait sa rétine. Elle voulait se lever, trouver un endroit où récupérer quelque chose à boire. Sa bouteille était trop proche de la fin, et elle ne voulait pas en voir le fond. Pas tout de suite. Tessa essaya de se remettre sur ses jambes, vacille, se rassit et soupira. Bah, cet endroit n'était pas si mal. Tant qu'elle ne posait pas ses mains sur le verre brisé à côté d'elle. Quoique ça serait une solution rapide à son problème... Pourquoi se lever, marcher, entamer une nouvelle journée de vide, alors qu'elle pourrait réparer son échec en quelques secondes ? Ce n'était pas comme si quelqu'un s'en souciait vraiment. Des pas la firent redresser la tête, et elle aperçut une silhouette. Masculine, à première vue.
- Je crois que t'as assez bu pour aujourd'hui non ?
- Non, je suis encore vivante.
Ensuite, seulement, elle rouvrit les yeux. Cligna plusieurs fois pour ajuster sa vision, se débarrasser du flou, essayer de reconnaître ses traits.
- Je te connais...
Elle grimaça en se frottant le front d'une main pour essayer de remettre ses idées en place.
- Bien sûr que tu me connais Tessa. On a longuement joué ensemble dans le club de gaming.
- C'est tout ce qui me reste, tu sais ? Les jeux-vidéo, le club... C'est tout ce que je suis encore...
Pourquoi disait-elle ça ? Pourquoi racontait-elle ces choses qu'elle n'avait jamais dit à qui que ce soit ? Ni à sa famille, ni à aucun de ses amis, ni à Becky. Personne... personne ne la connaissait vraiment... alors comment quelqu'un pourrait-il vraiment l'aimer ? S'il connaissait la seule chose vraie qui existe encore, la seule personnalité qu'il lui reste...
- J'ai tellement, tellement voulue être parfaite. Tellement voulu ne froisser personne, ne blesser personne, ne pas donner de fausses idées, ne pas créer de conflits... Être la meilleure amie possible, être la meilleure personne possible... Qu'on ne m'abandonne pas, que personne ne...
Sa voix se brisa et elle se mordit la lèvre pour calmer ses larmes, contenir le trop plein d'émotions qu'elle avait trop souvent éloignées d'elle. L'abandon... de sa mère, de ses amis, de son père, de Willow, de Campbell... Elle n'avait jamais réussi à garder personne près d'elle. Et plus que la rage et plus que la rancœur, c'était la douleur qui était restée.
- Mais je dois rater quelque chose... Tout le monde m'abandonne quand même... Ce n'est qu'une question de temps, de meilleure occasion, de...
D'un geste lent et maladroit, elle essuya les larmes qui commençaient à couler sur son visage. Serra les dents. Tout le monde l'avait toujours abandonnée. À force de vouloir être parfaite, elle n'était plus jamais suffisante pour personne.
Becky... au bal... avec une fille... Peu importe combien de fois elle faisait tourner ça dans sa tête, peu importe à quel point elle faisait rouler entre ses doigts le bracelet que son amie lui avait offert pour noël, Tessa n'y arrivait pas. Elle n'arrivait pas à accepter que Becky soit proche de cette fille, l'aime, peut-être. Elle n'arrivait pas à juguler l'angoisse qui lui brûlait les veines et les artères. Qui s'infiltrait dans son cerveau, ses poumons, sa bouche, ses yeux. Obsessionnel, serrés, sèche, humides. Et tout ça se voyait. C'était sans doute l'une des rares occasions où son vrai visage transparaissait. Ses vraies émotions, sans masque ni atténuation, sans faux-semblants ni mensonge, sans adaptation. Et son vrai visage n'était pas celui de quelqu'un de bien.
Elle le savait.
Le cœur serré, Tessa but trois gorgées supplémentaires de sa bouteille. Pas assez, selon elle, mais elle en gardait pour plus tard, vu que ce genre de bal bannissait l'alcool de son mieux. Elle déglutit, puis elle s'approcha des filles. Son regard était fixe, un peu vague. Elle se rappelait de l'époque où Becky voyait ce garçon et où seul le bracelet l'avait empêchée de sombrer dans la paranoïa. Mais maintenant il y avait l'abandon de Cam. Mais maintenant il y avait l'alcool. Mais maintenant il y avait la menace qui pesai sur d'elle. Un bracelet n'était plus assez pour garder sa phobie sur les rails.
- Becky...
Sa voix tremblait. Là où son regard ne semblait pas vouloir perdre son effrayante stabilité, le son qui sortit de sa bouche était incapable d'en obtenir une.
- Tessa ! Je ne savais pas que tu venais, sinon je t'aurais invitée !
- Vraiment..? Tu ne serais pas juste venue avec ta copine pour me laisser de côté ? Tu es comme les autres... Vous êtes tous pareils, toutes pareilles... On vous fait miroiter un sentiment illusoire et vous le suivez comme un papillon vers la lumière en laissant tout le monde derrière vous...
Ses doigts trituraient le bracelet autour de son poignet.
- Tu... Tu as bu, non ?
- Pas plus que d'habitude.
Oui, elle avait bu. C'est ce qu'elle faisait depuis presque un an maintenant. Elle serra les poings.
- Tu le saurais si tu prêtais encore attention à moi. Mais tu as plus important à faire, je sais. Je ne voudrais pas perturber ton idylle.
Ses excuses, elle ne les écouta pas. Elle ne voulait pas les entendre. C'étaient des mensonges, encore des mensonges, comme toujours.
- Je ne veux pas savoir ! Je ne veux pas entendre ! Vous avez tous une bonne raison, toujours une bonne raison ! Toi aussi, tu vas me dire que c'est dans ma tête ?!
- Je ne t'abandonnerait jamais, Tessa !
- Ils disent tous ça. Ils disent tous ça mais il le font quand même ! Beth, Willow, Cam, et toi aussi ! Tu vas faire comme tout le monde ! Le seul qui ne m'abandonne pas, c'est ça !
Elle ouvrit son sac pour jeter sa fausse petite bouteille d'eau aux pieds de son amie. Elle sentit que certaines personnes se tournaient vers elles. Elle entendit des murmures. Autant pour son secret. Mais elle ne réfléchissait pas assez pour réaliser que n'importe quel membre du personnel de l'école pouvaitt voir ça, voir la bouteille, comprendre. Lui arracher sa solution.
- Tu veux que j'arrête pour toi ? Et il me reste quoi, après ?
Elle pleurait. Des larmes autant motivées par la colère que par le poids de ses abandons réels et imaginaires.
Chris l'avait arrêtée. Chris... c'était un inconnu dangereux, rencontré dans un bar, malencontreusement espionné et provoqué. Une menace, une ombre dans laquelle elle s'était noyée. Un assassin plus humain qu'elle, avec l'idée saugrenue et improbable qu'il pouvait la sauver. Un peu bête ou idéaliste, à ses yeux. Mais elle l'avait recroisé plusieurs fois. Trop de fois. Il avait voulu l'empêcher de détruire sa relation avec Becky, mais elle ne l'avait pas écouté. Il l'avait malgré lui entraînée dans un univers mortel et, au lieu de fuir, elle avait choisi d'y rester. Frôler la mort, la chercher, trouver une manière indirecte de se libérer de sa stupide existence, tout ça sans s'apercevoir que son cerveau construisait un nouveau carcan, une nouvelle prison, renforcée par l'ouragan, l'alcool, l'insistance qu'il avait à vouloir la sauver.
Et elle se persuada, inconsciemment, malgré elle, malgré tout, malgré sa peur de sa propre maladie, que le baiser échangé au bal dans un instant d'égarement était devenu un vrai couple, reforgeant son délire autour de sa personne, de ce pseudo-sauveur qui l'énervait autant qu'il la fascinait. Une relation secrète, invisible, car il ne pouvait pas l'avouer au grand jour : ç'aurait été la mettre en danger. Et le délire s'est recousu de lui-même autour d'une autre personne, sans que personne ne le sache ou ne l'apprenne.
Ne restait plus qu'à se débarrasser d'une menace, de la seule personne qui se dressait sur son chemin : Lily Cullen. La copine de Chris ; à ses yeux, l'alibi qu'il utilisait pour ne pas attirer l'organisation d'assassins vers Tessa. Depuis la rentrée 2021, Tessa a adopté une deuxième identité, celle de Manny Albarn. Prenant le nom de la fille qui a, à ses yeux, ruiné sa vie, elle est déterminée à détruire celle de Lily et à l'éloigner une bonne fois pour toutes de
son petit-ami.