Le garçon fut interrompu dans sa mélodie par les petits coups portés à la porte de sa chambre. Tournant la tête vers la source du bruit, son regard sembla s'illuminer dès lors qu'il eut croisé celui de la benjamine Du Barrois. Son sourire était franc une fois la surprise passée. Elle demanda à entrer et le jeune duc ne se fit pas prier pour donner sa réponse.

Olivia..? Oui, bien sûr, entrez à votre aise.

Il la laissa s'installer et se tourna vers elle, quelque peu confus. Il était parti si vite qu'il eut à peine pris le temps de s'excuser. Mais avec Olivia, c'était différent. La seule once de culpabilité qu'il eut en quittant la table, c'est bien de laisser la benjamine Du Barrois en compagnie de son aînée. Il ne manqua par ailleurs pas de réparer son erreur.

Je vous prie de m'excuser d'avoir si promptement quitté la table mais je ressentais le besoin vital de m'éloigner de cette atmosphère pesante et de la qualité, je le déplore, navrante de la conversation avec votre soeur...

C'était bien là la façon la plus polie qu'il eut trouvée pour signifier à Olivia que Cassandra était une très mauvaise personne avec qui converser. Mais sans doute était-elle déjà au courant. Rien de tout ce qu'on lui avait promis ne semblait vraie. Sa fiancée, il n'en voulait déjà pas...

Par tous les saints, Olivia, comment est-ce possible ? L'on m'avait assuré que votre soeur était belle, intelligente avec de la prestance et de la conversation... Je n'oserais pas accuser votre mère d'avoir allègrement menti mais j'ai l'impression d'avoir été honteusement dupé !

S'il y avait bien une chose que le jeune Alexandre détestait, c'était qu'on lui mente. L'honnêteté était une qualité qu'il appréciait particulièrement et la simple idée de devoir mentir ou qu'on lui mente lui donnait de l'urticaire. Du moins, c'était sans compter l'arrivée de Mademoiselle Du Barrois dans sa vie. Mentir pour prolonger leurs échanges, leurs discussions, ne serait-ce qu'être dans la même pièce était devenu comme une seconde nature. S'il pouvait troquer une insupportable discussion avec Cassandra pour ne serait-ce qu'une minute aux côtés d'Olivia, il n'allait certainement pas avoir de scrupules...

Puis-je vous inviter à prendre un siège à mes côtés ? J'ai un ardent besoin de vider mon esprit des bêtises de votre soeur... Un peu de musique me fera le plus grand bien. Ne vous avais-je pas promis de jouer rien que pour vous ?

Très juste. Le simple fait qu'elle ait été retardée par la faute de sa grande soeur était déjà une insulte. Alexandre jouait pour Olivia. Il ne voulait jouer que pour elle en cet instant. Il attendit qu'elle prenne place pour bien écouter le piano et, se tournant, le jeune duc laissa courir ses doigts sur les touches du clavier, rejouant la Lettre à Elise et cette fois-ci, dans un comité très privé, presque... Intime ?

Le jeune duc fut ravi de voir arriver dans sa chambre la benjamine Du Barrois. L'étiquette l'aurait fermement défendu, mais les faits étaient là. À cet instant précis, de l'étiquette, il n'en avait cure. Elle était sa bouffée d'air frais au milieu de cet espace de vide intellectuel dans lequel il se sentait plongé depuis l'arrivée de sa promise au domaine De Chatelet. Son aura de médiocrité était-elle forte au point de rendre systématiquement tout infiniment plus stupide ? Sa bêtise était-elle contagieuse à ce point ? Cependant, Olivia, elle, semblait immunisée au pouvoir de l'abyssale idiotie de son aînée. Alexandre sourit lorsqu'elle lui demanda comment il allait. Il en fut fort touché.

J'imagine qu'il n'y a pas qu'ici qu'elle se donne en spectacle. Je n'ai jamais été partisan de l'humour absurde, je ne fais que rire jaune lorsque j'entends ses idioties... Mais, maintenant, je vais mieux, Olivia. Je vous remercie de votre sollicitude. Avec vous et sans elle, mon univers intellectuel ne peut que se porter bien mieux...

La beauté de Cassandra était indéniable, bien qu'Alexandre se paya le luxe de ne pas la trouver à son goût. Mais c'était bien là un bien maigre problème pour le jeune duc qui était plutôt préoccupé par le savoir que pouvait contenir sa tête bien faite. À défaut d'être bien pleine, elle demeurait au moins regardable. Mais c'était loin, très loin d'être suffisant pour lui plaire, d'autant plus qu'Olivia lui apprit qu'on lui avait allègrement menti sur la volaille qu'on voulait lui vendre. Madame Du Barrois avait menti. Outré, l'aîné De Chatelet serra le poing avec élégance et le posa sur son genou.

Fichtre. Trahison, disgrâce... Infâme menteuse...

Était-il vraiment le mieux placé pour reprocher à Madame Du Barrois d'avoir menti, lui qui l'avait lui-même fait pour passer plus de temps en compagnie d'Olivia, et ce, à plusieurs reprises ? Peu lui importait. Il avait l'excuse de n'être encore qu'un enfant. Un adolescent au mieux, tandis que Madame Du Barrois était une adulte. Il ne l'aimait pas. Ni elle ni sa fille aînée, par ailleurs. Il refusa l'idée de devoir l'épouser un jour. De cette obscure pensée naquit également dans l'esprit du jeune homme une donnée curieusement liée à ce mariage arrangé. Un autre. Celui d'Olivia. À qui allait-elle devoir être mariée ? Le jeune duc l'imagina épouser un imbécile heureux dont la stupidité pourrait faire de l'ombre à celle de Cassandra et qui allait la brider. L'empêcher de jouer de la musique, de faire du cheval, de s'exprimer avec son parlé si parfait qui la caractérisait bien, qui faisait qu'Olivia était Olivia. Une fois mariés à leur parti trop en deça de leur prestance, qu'allait-il se passer ? Ils ne se verraient que durant les fêtes de famille ennuyeuses comme celle-ci, mais où, hélas, cette fois, ils n'auraient pas de porte de sortie... Une femme dépassée ne comprenant pas son mari, qu'elle rend fou par sa bêtise, et un mari qui ne mériterait pas sa femme, bien trop parfaite pour lui. Trop parfaite. Trop parfaite pour n'importe qui... Alexandre serra les dents. Cette vision lui glaça les veines. Il tuerait pour pouvoir la sauver de ce si triste futur. Mais il était incapable pour ne serait-ce que se sauver lui-même... Il chassa ces noires pensées en jouant pour sa très chère Olivia ce qu'il lui avait promis de jouer rien que pour elle. La Lettre à Elise, jouée suffisamment doucement pour n'attirer personne. Il lui aurait volontiers jouée avec de multiples variantes. Elle aurait mérité qu'il la joue en fortissimo, de tout son coeur. Mais cela aurait incontestablement appelé des indésirables à se joindre à l'instant très privé qu'il voulait réserver à la benjamine Du Barrois et à lui-même. Il la jouait pour elle, comme il voulait qu'elle l'entende depuis le début. Elle n'en perdit pas la moindre note et Alexandre y avait veillé pour qu'elle l'apprécie du début à la fin. Les applaudissements de la Du Barrois atteignirent le coeur du garçon qui porta ses mains dessus en s'inclinant respectueusement devant elle. Le sourire aux lèvres, il entendit une proposition qui le mit en joie. Un nouveau morceau à quatre mains. Les lumières de ses yeux s'embrasèrent comme la plus resplendissante des flammes. Elle ne lui demanderait pas deux fois...

J'en serais ravi, Olivia...

Il s'écarta légèrement du centre du banc sur lequel il était assis pour accueillir sa partenaire à ses côtés. Il avait un sourire sincère, bien que mesuré. Il fallait rester mesuré en présence d'une demoiselle aussi parfaite. Il se mit en position, prêt à commencer à jouer. Un air de circonstance.

J'ai appris à jouer un morceau dernièrement, pourriez-vous prendre la seconde moitié des medium et les aigus, s'il vous plaît ? Je crois que ce morceau vous dira sans doute quelque chose...

Sans aucun doute. Sans aucun doute car c'est dans la demeure des Du Barrois qu'il avait entendu cet air joué à la perfection par un violoncelle. Ce même violoncelle qui l'avait sauvé d'un exécrable massacre musical alors qu'il se trouvait dans une autre pièce. Le premier air qu'il avait entendu joué par Olivia, ce même air qu'il s'était promis de jouer pour elle à son tour un jour. Ses doigts glissèrent sur le clavier et accompagnèrent à la perfection les notes jouées par Olivia. Il savait que les fois où ils joueraient ensemble seraient rares et que la moindre note jouée dans leurs sessions à quatre mains allaient être sacrées, devant être chéries avec une tendresse sans précédent. Ce qu'il fit avec plaisir, le sourire aux lèvres. Elle était devenue en l'espace de deux airs partagés sa partenaire favorite. Il sut dès les premières notes que personne ne le compléterait mieux qu'elle : Olivia Du Barrois en personne. Une reine parmi les humbles.