Le jeune duc était ravi de pouvoir bavarder avec la benjamine Du Barrois. Leur alchimie était déjà belle à voir et Alexandre se plaisait à proposer à Olivia de jouer pour elle. Après tout, elle n'avait pu en profiter pleinement à cause de Cassandra. C'était son invitée préférée, il allait tout faire pour qu'elle passe un bon moment sur le domaine familial. Elle l'avait si bien reçu qu'il voulait lui montrer que lui aussi pouvait le faire, presque dans une amicale compétition dans laquelle il n'y avait que des gagnants. Si on faisait bien sûr abstraction de l'aînée Du Barrois qui ne pouvait qu'enrager sur la relation de complicité évidente qui commençait à s'installer entre son fiancé et sa petite soeur. Mais qui allait la plaindre, après tout ?

Je serai très heureux d'être votre interlocuteur privilégié à ce sujet, Olivia. N'ayez crainte, nous ne faisons rien de mal. Rien qui puisse nous porter préjudice. Après tout, ce n'est que de la musique...

L'invitation à se retrouver dans la chambre d'Alexandre aurait pu être déplacée si elle n'avait pas pour but de les faire se retrouver seuls afin de permettre au jeune duc de jouer pour Olivia. Tant de messages pouvaient être passés discrètement par les notes jouées. La musique était un langage que ni Cassandra ni Madame Du Barrois ne semblait réellement maîtriser, au point qu'elles n'avaient pu comprendre ce qui était né lors de la sonate jouée à quatre mains. Jules et Victoria, en revanche, eux, l'avaient très bien vu. Alexandre avait souri. C'était inhabituel chez lui, étant trop souvent bien trop concentré. Mais pour son duo avec Olivia, tout avait changé, comme s'il redécouvrait la musique, comme s'il avait découvert une autre façon de vivre et de jouer. Tout était si simple avec elle... Alexandre sortit de ses pensées avant de constater que Jules n'avait pas fini de faire tourner Cassandra en bourrique avec tous ses conseils sans queue ni tête, ce qui amusait beaucoup Victoria et Olivia.

Il semble si bien s'amuser avec elle... Je n'ai pas le coeur à lui enlever son jouet.

Olivia fit part de son ressenti vis-à-vis de sa propre soeur. Elle ne prit pas de gants, était transparente avec le futur fiancé de sa soeur. La réponse de la benjamine De Chatelet ne se fit pas attendre. Elle était implacable, tranchante, comme le couperet d'une guillotine.

Moi non plus, je ne l'aime pas... Je la déteste.
Vous êtes toute excusée, Olivia. Mon avis est certes plus nuancé que le votre, mais je vous fais à toutes les deux confiance... Vous pouvez vous exprimer à votre aise, ici. Qui vous entendrait, après tout ? La principale intéressée est occupée dans un dédale mental sans le moindre sens logique.

En effet, Jules semblait avoir trouvé un jouet parfait pour s'occuper et il s'était mis en tête l'idée de systématiquement tout faire pour empêcher Cassandra de passer du temps avec Alexandre, juste pour le plaisir. Lui non plus ne l'aimait pas vraiment, mais il préférait le manifester en étant proche d'elle. Elle était suffisamment stupide pour croire en la bienveillance du petit garçon, alors pourquoi se priverait-il ? Néanmoins, cela faisait les affaires d'Alexandre qui n'eut pas à supporter le regard ou la main de Cassandra se poser sur lui alors qu'il avait un couteau dans la main. Le jeune duc n'était pas un garçon violent, mais se sentir oppressé de la sorte ne l'avait pas mis dans de bonnes dispositions pour apprécier un contact de sa fiancée. Olivia l'avait d'ailleurs relevé, tout comme le commentaire d'Alexandre lorsqu'il coupait un morceau de fromage. En parlant de fromage, la benjamine Du Barrois semblait enthousiaste à l'idée de déguster un autre fromage de la cave des De Chatelet. Alexandre sourit et acquiesça.

Voyons quel fromage je vais pouvoir vous faire goûter...

Pensif, Alexandre peinait à se décider. Il y avait tellement de bonnes choses à lui faire découvrir qu'il se heurta au mur des dizaines de possibilités qui s'offraient à lui. Allait-il lui faire goûter un fromage de brebis ? De chèvre ? Fort ou doux ? Il fut tiré de sa réflexion par sa jeune soeur qui lui souffla une idée.

Celui là !
Le Brie de Meaux ? C'est une excellente idée, Victoria.

Un des plus gros et plus beaux fromages de leurs caves. C'était brillant. Alexandre s'arma à nouveau de sa lame et coupa un beau morceau, une longue pointe parfaitement droite aux effluves discrètes mais qui libèreraient tout leur parfum, leur caractère et leur douceur une fois en bouche dans une explosion gustative. Oui. Le brie était une excellente idée. Il disposa sur un morceau de pain un beau triangle fromager, le coeur, la meilleure partie et le tendit à son invitée avec un grand sourire élégant aux lèvres.

Olivia...

Il s'était appliqué à lui faire le cavalier parfait, bien que plus grand que le précédent du fait de la taille du fromage. Là où le Saint Marcellin était beaucoup plus petit, le brie, tout aussi bien affiné était plus grand et beaucoup plus crémeux. Elle allait certainement se régaler dans cette dégustation. Alexandre jeta un oeil en direction de son frère qui empêchait encore une fois l'aînée Du Barrois de déguster son cavalier, prétextant une nouvelle ânerie, donnant un nouveau conseil qui n'en était pas un pour mieux apprécier le fromage proposé par Alexandre. Il fallait faire honneur à celui qui lui a préparé le plus horrible des cavaliers sur sa demande, après tout.

Laquelle d'entre vous se dévouera pour appeler Cassandra..?

Question rhétorique. Il se doutait bien qu'aucune des deux ne mettrait fin à ce grotesque spectacle de clown et de sa marionnette plus grande que lui. Lui non plus, d'ailleurs. Au moins, ainsi, Cassandra ne s'amuserait pas à essayer de le toucher une nouvelle fois, elle et son pain de mie. Il retiendrait sans doute toute sa vie un pareil affront. Il l'aurait sans doute pardonné à un enfant ou si les fromages proposés avaient été eux aussi industriels. Mais il n'allait pas pouvoir pardonner à celle qui était supposée devenir sa femme un jour. C'aurait été une insulte à tous les De Chatelet... Avec de la chance, son père, en apprenant la nouvelle, pourrait revoir le projet de lier les deux familles. Bien que la perspective d'être de la même famille qu'Olivia n'aurait certainement pas dérangé Alexandre. En revanche, ce qu'elle impliquait, beaucoup plus...

Alexandre souriait à Olivia avec toute la sympathie qu'il éprouvait déjà pour elle. Le langage musical était quelque chose qu'il ne pouvait pas partager avec sa fiancée. Elle ne parlait pas cette merveilleuse langue aussi bien qu'Olivia. Elle n'était même pas digne de l'intérêt du jeune duc qui avait pourtant fait l'effort de l'écouter. Avec la benjamine Du Barrois, c'était tout autre chose. Elle, il la comprenait. Il savait lui parler autant qu'elle savait le faire. Ils n'avaient partagé qu'un air de piano ensemble, mais il comptait aisément pour des milliers. Le souvenir de cette sonate avec elle, de cette communion musicale, de cette alchimie parfaite, tout incitait Alexandre à entretenir avec Olivia une relation très particulière et singulière qui lui plaisait beaucoup.

C'est entendu, alors, nous ferons le nécessaire pour profiter ensemble d'un peu de musique.

Il tenait à lui offrir cet air de musique rien que pour elle. Oh oui, il y tenait. Le jeune duc se connaissait bien, il n'abandonnerait pas l'idée. Outré que Cassandra ait empêché Olivia de profiter de l'air qu'il avait choisi de jouer pour elle, c'est comme si sa fiancée lui avait craché au visage. Pire : Elle l'aurait réellement fait qu'il se serait senti moins offensé. Sans doute était-ce pour cette raison qu'il a décidé de ne pas intervenir lors du jeu malsain sans queue ni tête que son jeune frère semblait avoir engagé avec la demoiselle.

Je suis certain qu'il serait capable de tenir ainsi pendant des heures sans jamais se fatiguer.
Oui, donne-lui l'idée !

Alexandre servit le cavalier pour Olivia qui s'en délecta sans avoir sa désagréable soeur à ses côtés, perdue dans des conseils tous aussi absurdes et ridicules les uns que les autres pour qu'elle savoure l'ignoble insulte au nom De Chatelet qu'elle fit faire à son fiancé. Alors que l'intéressé mentionna l'idée de peut-être aller la chercher, la benjamine Du Barrois passa son chemin, devant la supporter bien assez souvent pour ne pas profiter de son absence. Victoria n'était pas non plus volontaire pour aller quérir Cassandra. Le jeune duc constata l'évidence.

Alors personne n'ira la chercher. J'aurais presque de la peine pour elle, mais elle semble tellement s'amuser avec Jules qu'il serait cruel d'abréger leur jeu...

Presque. Lui non plus n'allait pas se donner la peine d'aller la chercher. Si son frère avait décidé de s'amuser avec elle sans réellement faire preuve de méchanceté, ce n'était pas lui qui irait lui reprocher quoi que ce soit. Mais Olivia sollicita Jules afin de le faire les rejoindre. Mais il n'en resta pas là avec son jouet, sa poupée docile et stupide. Il avait encore bien d'autres projets pour elle...

Attendez-moi là, Cassandra, j'ai pas fini de donner toutes les règles !
Je vous attends, Jules !

Alexandre fut dubitatif quand Jules fut appelé par Olivia. Mais lorsqu'elle lui avait expliqué les raisons qui l'avaient poussée à le faire venir, il comprit qu'elle voulait éviter à Jules les éventuelles remontrances des adultes. Il lui souriait, touché par cette délicate attention. Permettre à son jeune frère d'éviter les ennuis qu'il encourait pour éloigner celle de qui il voulait être le plus loin possible était pour Alexandre un geste qui le touchait énormément. Il ne put réprimer un regard plein de gratitude pour la demoiselle. C'était un geste qu'il ne pourrait oublier.

D'accord... Je peux avoir du fromage, Alex ? S'il te plaît...
Bien sûr. Désires-tu du Brie ?
Oui ! J'adore le Brie !

Les patriarches arrivèrent, passant à côté de Cassandra. Jean De Chatelet observa alors la tartine que son fils aîné avait faite pour sa fiancée. Il jeta un regard dans la direction du jeune duc qui venait de terminer de couper le morceau de fromage pour son petit frère et l'interpella.

Alexandre..?
Oui, père ?
Est-ce toi qui a servi nos invitées pour la dégustation ?
Oui, père, pourquoi ?
Je dois avouer que je suis déçu de toi, Alexandre. Quel travail de cochon as-tu fait pour le cavalier de ta fiancée ?

Si le message du Duc De Chatelet pouvait sembler virulent de par son contenu, le ton qu'il employa fut particulièrement calme, comme s'il était curieux de la réponse que son fils allait lui donner. Alexandre resta de marbre et répondit à la question de son père.

En réalité, la découpe du fromage était nette, j'ai simplement rencontré quelques difficultés pour tartiner convenablement le Saint Marcellin. Je n'ai plus l'habitude de le servir sur une tranche de pain de mie.
Sur une tranche de pain de mie. N'as-tu pas honte ? Sur du pain de mie, à nos invitées. Tes invitées, de surcroît... Mais que t'est-il donc passé par la tête, enfin, ça ne te ressemble pas ?

Encore une fois, la voix du duc n'avait rien d'agressif contrairement à ce que pouvaient laisser supposer sa question et sa tournure de phrase. Il était très curieux du choix que son fils avait fait. Il n'était pas dans les habitudes du garçon de faire de telles erreurs. Il se défendit immédiatement.

La demande de Cassandra. Jamais je n'aurais fait cela, père, vous m'avez bien éduqué. Olivia a dégusté ses cavaliers servis dans les règles de l'art, je n'allais tout de même pas imposer à Cassandra un pain qui lui déplaît, c'aurait été manquer de respect à nos invitées. Mes invitées, de surcroît...
C'est vrai ! C'est elle qu'a demandé !

Le duc eut un sourire pour son fils lorsqu'il entendit sa réponse. Il était rassuré de savoir que son fils aîné avait parfaitement fait son devoir d'hôte et de De Chatelet. Il observa cependant Cassandra, armée de son cavalier de la discorde. Il ne disait rien, mais son oeil inquisiteur, en revanche, était bien moins avenant qu'avec Alexandre. Du pain de mie. Il l'aurait volontiers pardonné à un enfant, à un amateur, à quelqu'un avec de mauvaises dents ou voulant ne goûter que le fromage plutôt que l'ensemble... Mais venant de la fiancée de son fils, d'une future De Chatelet, c'était difficile à encaisser pour lui. Presque inacceptable, même. Alors qu'il regardait son ami, il entendit une réponse se faire entendre.

Ai-je fait quelque chose de mal, Alexandre ? Je ne voudrais pas vous mettre dans l'embarras...

Cassandra, ayant plus porté son attention sur le contenu des phrases plutôt que par le ton employé, se sentait curieusement responsable des remontrances que le jeune duc semblait recevoir de son père. Victoria et Jules, en revanche, chuchotèrent près d'Olivia.

Peuh... C'est notre nom entier qu'elle met dans l'embarras, Cassandre...
Moi, j'ai bien rigolé...

Il poussa un ricanement alors que sa soeur croisa les bras. Elle ne semblait pas ravie le moins du monde que la fille promise à son frère finisse par porter le même nom qu'elle, ce qui n'était pas difficile à deviner au vu du ton qu'elle employait. Alexandre se râcla la gorge et répondit calmement.

Non, Cassandra. Il s'agit d'une faute de goût pour les experts et non une erreur d'étiquette.

Il aurait été bien trop long de lui expliquer les règles de l'art, sans compter qu'il n'en aurait certainement pas la patience si elle était lente d'esprit. Mais ça n'empêcha pas Victoria de rebondir sur les propos de son frère aîné pour cracher sa haine pour Cassandra avec la benjamine Du Barrois.

C'est vrai que votre soeur est une vraie faute de goût...

Jules soupira. Il espérait que malgré l'explication d'Alexandre, elle ne renoncerait pas à son cavalier infâme et qu'il pourrait à nouveau la manipuler avec ses idées farfelues pour éloigner Cassandra de son frère. Après tout, il aurait été malvenu de gaspiller un si délicieux fromage, alors autant éviter de faire plus de dégâts...

Le jeune duc avait répondu tout en finesse à sa fiancée. Elle était tournée subtilement en ridicule par la simple et habile tournure de phrase choisie. Une simple faute de goût plus qu'une erreur d'étiquette. Brillant. C'était même parfois pire et Cassandra le comprit de la manière la plus amère qui soit. Elle tenta alors de se défendre comme elle le put.

Oh, Alexandre, il fallait me le dire, je me serais adaptée, j'ignorais qu'il s'agissait d'une faute de goût...

Touché. Alexandre dut se forcer pour conserver son visage neutre, impassible, mais il était très satisfait de son tour. Du côté des plus jeunes, en revanche, le sourire était bien là. C'était même plutôt l'éclat de rire qui était contenu de toutes les maigres forces de Jules et de Victoria. Une erreur d'étiquette pouvait arriver à n'importe qui. Une faute de goût, en revanche touchait directement aux préférences de la personne incriminée. Sa sanction, sans appel, était l'humiliation. Comment pouvait-on oser être fiancée à un De Chatelet et préférer le pain de mie pour des fromages d'une telle qualité ? Le jeune duc, sous le regard des adultes, curieux de la réponse que Cassandra avait donnée, prit la parole à son tour pour répliquer.

Sauf votre respect, Cassandra, Olivia était au courant et vous a fait la remarque. De ce fait, je m'étonne que vous vous soyiez cantonnée à votre idée initiale après un conseil avisé de la part de votre soeur...
Mais enfin, Alexandre, c'est faux, je...

Cassandra chercha ses mots, mais bien trop tard. Elle avait proféré une bien grave accusation devant plusieurs témoins avant d'avoir terminé sa phrase. Bien qu'Alexandre avait peut-être quelque peu interprété les paroles de la benjamine Du Barrois d'une manière bien plus élégante qu'elle, même si la forme était différente que sa propre opinion sur la demande de l'aînée Du Barrois, le fond était catégoriquement le même. De son côté, la petite duchesse croisa les bras et gonflant les joues. Elle allait une nouvelle fois avoir des griefs contre cette volaille humaine.

Elle le traiterait quand même pas de menteur, quand même..? Elle recule devant rien, votre soeur...
En plus, traiter un De Chatelet de menteur, c'est pas gentil.

Alexandre soutenait le regard de Cassandra, sans se laisser décontenancer. C'était le début d'une joute verbale. Bien qu'au niveau de la verve adverse, le jeune duc aurait plutôt vu cela comme une exécution dont il ne tirerait pas le moindre intérêt. Mis à part peut-être de montrer aux adultes l'alchimie inexistante entre les deux fiancés. Si on combinait cette incartade avec le blasphème qu'elle avait proféré et un peu de chance, peut-être qu'Alexandre pourrait y voir la lumière au bout du tunnel sombre qu'était l'avenir qu'on semblait avoir déjà tracé pour lui. Avec cette future épouse belle, obéissante, mais cruellement stupide, sans conversation et dénuée de talents susceptibles de l'intéresser.

Pourquoi mentirais-je ? Nous avons tous entendu Olivia vous signifier que le pain de mie n'était pas un choix pertinent pour cette dégustation. Insinuez-vous que nous avons tous mal entendu les propos de votre soeur ?

Peut-être avait-il largement enjolivé, voire romancé ce qu'Olivia avait dit. Mais il était hors de question qu'il recule. Il devait profiter de la présence des deux patriarches. De son côté, Victoria n'avait pas décoléré et se permit un autre commentaire de son cru que seuls Olivia et Jules purent entendre.

Peuh ! Elle était trop occupée à tenir son bras pendant qu'il coupe...

Alexandre croisa les bras devant l'absence de répartie de Cassandra. Ses phrases étaient trop bien aiguisées, trop bien tournées. Il poursuivit.

N'ayez crainte, Cassandra. Vous n'êtes pas la première à qui cette mesaventure arrive. Nul n'est à l'abri d'une faute de goût de temps en temps.
Bien, j'espère que cette dégustation vous a ouvert l'appétit, nous allons bientôt pouvoir regagner le domaine et passer à table.

Alexandre fut interrompu lors de sa lancée. Il aurait été de mauvais ton de s'attirer les foudres de Madame Du Barrois qui aurait sans doute été très courroucée d'apprendre que sa fille préférée s'était couverte de ridicule. Tout le monde prit le chemin pour sortir des caves du domaine. Le jeune duc regretta qu'Olivia soit si loin et Cassandra si près de lui.

Pourrez-vous m'apprendre à ne plus faire de fautes de goût de ce genre, Alexandre ?
N'en parlons plus, s'il vous plaît.

De leur côté, les deux jeunes enfants continuaient de commenter tout ce qui gravitait autour de la demoiselle qui s'était tournée en ridicule. C'était leur nouvelle mascotte à tourner en dérision et ils l'avaient bien compris.

Elle est nulle, elle est méchante, elle sent pas bon et elle est bête !
C'est peut-être pour ça qu'Alex, il veut pas l'épouser...

Plus loin devant, Alexandre s'arrêta et regarda dans la direction des plus jeunes. Tout prétexte pour ne pas rester seul avec Cassandra en était un bon. Elle le questionna après avoir vu qu'il n'allait pas reprendre la route après avoir nettoyé son couteau qu'il tenait en main.

Pourquoi vous arrêtez-vous, Alexandre ?
J'attends Jules, Victoria et Olivia.
Oh, mais pourquoi ?
Je ne voudrais pas qu'ils s'égarent dans nos caves. Passez devant, je vous rejoindrai.

Bien sûr, il mentait. Jamais ils n'auraient pu se perdre dans ces caves. Jules les connaissait comme sa poche. Mais Cassandra fut frappée par un éclair de lucidité et avait décidé d'obéir à la demande d'Alexandre, le tout, sans le toucher. Il aurait été fâcheux de multiplier la même erreur... Le jeune duc souriait à ceux qu'il attendait. Le retour jusqu'à la salle à manger allait être beaucoup plus agréable avec cette composition...

Jules et Victoria escortèrent la benjamine Du Barrois pour sortir des caves. Leur énergie et leurs langues étaient parfaitement aiguisées pour assener de multiples pamphlets à l'encontre de leur nouveau jouet. Mais alors qu'Olivia les écoutait attentivement, elle semblait apprendre qu'Alexandre ne désirait pas épouser Cassandra. Qui voudrait, après tout ? Si elle ne pouvait qu'être belle et obéissante, un animal de compagnie demeurait préférable. Qui épouserait une poule, après tout ? Jules acquiesca avec fermeté, suivi par sa soeur qui était, du fait de son jeune âge, encore plus implacable que ses frères.

Nous, on sait qu'il veut pas.
Et nous, on la veut pas non plus !

De son côté, Alexandre était parvenu à se débarasser de la corvée de faire la conversation à Cassandra et de marcher en sa compagnie. Sa maîtrise dans l'art de l'esquive en devenait petit à petit indécente. Mais il ne put se mentir, il aurait fait n'importe quoi pour ne pas avoir à subir cette traversée pourtant peu longue. Jusqu'à déguster lui-même l'ignoble cavalier qu'elle lui avait fait préparer. Qui plus est, être accompagné de son frère, de sa soeur et de celle qui avait enchanté ses visites chez les Du Barrois par sa seule présence et transcendé sa musique au rang d'art le plus parfait était une perspective bien plus agréable. Olivia le complimenta sur son échange avec Cassandra ainsi que sur sa capacité à éviter en toute élégance la seule présence de la demoiselle dans son espace vital. Il s'inclina légèrement et répondit humblement à son invitée.

Vous me flattez, Olivia. J'ai quelques scrupules à le faire, mais je n'ai pas aimé la façon dont elle s'est comportée... Alors si je peux vous divertir de la sorte, j'en suis très honoré.
Faut espérer qu'elle te touche pas le bras pendant le repas !
Bonté divine, qu'elle ne pense pas à le faire...

La vision de la main de Cassandra lui toucher le bras lui glaça le sang. Il détestait être touché sans avoir expressément donné son consentement. Encore plus par cette main intrusive, maigre, froide, à la peau presque rugueuse et à la poigne molle. Désagréable à embrasser, de surcroît. Il soupira alors que Jules, fier de sa phrase, en riait beaucoup. Alexandre visualisa un plan afin de ne pas être placé à côté de sa fiancée sur le plan de table. Que ne donnerait-il pas pour échapper une nouvelle fois à cette main démoniaque qui l'avait agrippé... Ils rejoignirent les patriarches et prirent le chemin pour accéder à la salle à manger où les attendaient déjà Mesdames Du Barrois et De Chatelet, ainsi que l'aîné Du Barrois. Cassandra s'exprima la première, dans des paroles plates et sans intérêt.

Oh, Alexandre, cette table est si belle, si magnifiquement bien dressée !
Votre voix, on dirait le même bruit que quand le maître écrit au tableau avec sa craie...

Victoria fit un sourire en coin et un clin d'oeil à la benjamine Du Barrois. La complicité entre elles s'était installée avec une telle facilité qu'on aurait pu jurer qu'elles étaient amies depuis toujours. Pour la petite duchesse, bien sûr, ça ne faisait aucun doute. Olivia allait devenir sa meilleure amie. De son côté, Alexandre ne releva pas la pique de sa soeur. Intérieurement, en revanche, il était parafaitement d'accord avec ses mots. Il fut bien trop occupé à analyser la table "magnifiquement bien dressée" comme le disait sa fiancée. Il ne prêta pas attention à ce qui trônait déjà sur la tablée, mais se concentra, au contraire, sur les places autour d'elle.

Les patriarches se mirent face à face, chacun en bout de table. Alexandre ne put s'assurer la sécurité du bout de table qui lui aurait garanti de n'avoir personne à côté de lui. Madame De Chatelet était à la gauche de son mari et à côté de Madame Du Barrois. Edouard, déjà installé, était déjà assis à la droite de son père. Alexandre n'avait alors plus énormément d'options pour fuir Cassandra. C'est alors que Jules s'installa à gauche de Monsieur Du Barrois. Victoria, en bonne petite duchesse et parfaite complice, s'installa à la droite de son père et en face de sa mère. Il ne restait donc plus que trois places. Trois personnes à installer et deux chaises vides côte à côte. Il prit les devants : Il ne pourrait supporter d'avoir Cassandra à ses côtés. Il fut contraint de choisir le moindre mal pour lui.

Mettez-vous face à moi, Cassandra, nous pourrons... Discuter plus aisément, ainsi !

Mais de cette façon, il s'assurait d'être hors d'atteinte des mains diaboliques de sa fiancée et d'avoir pour voisine sa chère invitée qui serait, en conséquence, face à sa mère et à la droite de Victoria. Le mal serait moindre avec cette configuration. Il omit cependant un détail colossal. En choisissant ce moindre mal, il s'était alors contraint de proposer en conséquence des conversations avec Cassandra. Quelle horreur. Était-ce vraiment mieux..?

Avec joie, Alexandre !

Joie pour Cassandra. Supplice pour Alexandre... Mais c'était un prix que le jeune duc était prêt à payer pour être loin de Cassandra et près d'Olivia. Tout le monde s'installa et l'entrée fut dressée sur les assiettes. De belles verrines de préparation de fromage frais agrémentées de généreuses tranches de saumon fumé et de légumes. Une mise en bouche tout à fait classique chez les De Chatelet mais dont l'efficacité n'était plus à prouver. Le cuisinier de la famille avait maîtrisé les rouages de cette recette depuis bien des années...

Alexandre avait réussi à échapper à Cassandra qui passa devant pour suivre les adultes, laissant le jeune duc en bonne compagnie. Olivia fut impressionnée par sa manière de se jouer de sa soeur ou même de lui répondre. Mais ce qui lui élargissait son sourire n'étaient pas ces compliments qui pourtant sonnaient comme du miel à ses oreilles. Mais de savoir qu'elle les appréciait tous les trois. Ses joues s'empourprèrent un instant et ses yeux brillaient. Il était touché. Il répondit avec une élégante courbette.

Vos paroles me vont droit au coeur, Olivia. Nous vous apprécions beaucoup également et c'est une joie immense de vous accueillir en notre domaine aujourd'hui.
Ouais, on voulait vous voir et vous entendre jouer !
Tu lui as dit que c'était exprès pour la revoir que tu as eu l'idée de les inviter ?
Allons, Victoria. Ne dévoile pas mon plan diabolique... D'autant plus que tu omets des éléments...
La prochaine fois, Olivia, vous pourrez essayer de pas emmener votre basse-cour avec vous ? Qui emmène une poule domestique à un repas si c'est pas pour la manger ?

Alexandre resta plus mesuré que sa petite soeur mais les faits étaient bel et bien là : Cette journée aurait été détestable si Olivia n'avait pu être présente. C'était elle qu'il voulait voir. C'était avec elle qu'il voulait parler, jouer de la musique. Pas subir un crincrin infect comme celui de la Du Barrois maladroite. Elle aurait pu être appelée "La Onzième Plaie d'Egypte"...

Une fois à la salle à manger et tout le monde installé, Victoria entra dans une conversation avec Olivia. Une nouvelle fois, il s'agissait de faire en sorte à ce qu'Alexandre ne subisse pas trop les assauts de bêtise de celle en face d'elle. Jules, Victoria et lui-même avaient pourtant fait tout leur possible pour éviter qu'elle ne l'approche trop. Il ne pouvait pas tout avoir, mais le moindre mal lui coûtait déjà beaucoup.

Ouais, opération sauvetage anti volaille !

La volaille. Ce titre était voué à perdurer. La petite duchesse l'avait adopté et elle allait en user, en abuser jusqu'à s'en lasser. Mais elle n'était pas du genre à se lasser rapidement, hélas. Dommage pour Cassandra, sa jeune soeur eut l'idée d'anticiper une question qu'elle aurait pu poser à Alexandre concernant son couteau. Zut ! Trop lente. Quel dommage. Ou presque... Le jeune duc tourna la tête vers sa voisine à côté d'elle avec un sourire sincère. La question était intéressante et posée par une personne qui l'était tout autant. Peut-être que Cassandra aurait pu gagner un semblant d'estime auprès de son promis avec cette question ? Hélas, le destin ne le dira jamais. Quel dommage. Ou presque...

Oh, vous avez remarqué, Olivia ? Vous êtes une remarquable observatrice ! Eh bien, pour vous répondre...
Je l'avais vu, moi aussi !

Alexandre s'arrêta net, observant Cassandra du coin de l'oeil, sans même bouger la tête. Le silence de mort était palpable après que les fourchettes aient été posées sur la table. Venait-elle de lui couper la parole ? Absolument. Une erreur d'étiquette fort regrettable qui ne tarderait pas à attirer des foudres inquisitrices... Victoria répondit, comme pour jeter un peu plus d'huile sur le brasier qu'Alexandre avait déjà commencé à allumer. Il détestait être interrompu. Surtout pour une réflexion aussi triviale. Quelle vulgarité ! Madame Du Barrois n'avait pourtant pas éduqué sa fille chérie de la sorte. Si elle ne la recadrait pas, c'était à un De Chatelet de le faire.

C'est vrai, vous étiez si près de lui que vous l'avez empêché de couper droit...

Un froid de quelques secondes fut jeté à l'annonce de la petite duchesse qui pourtant était très fière de sa réflexion. Alexandre ne fixa plus Cassandra et reprit son explication, presque comme si de rien n'était. Il se devait d'être imperturbable.

Pour vous répondre, disais-je avant d'être interrompu, il s'agit d'une tradition dans notre famille, effectivement.

Il sortit de la poche intérieure de sa veste la lame trouée et marquée d'un A d'or afin de le montrer de plus près à Olivia. Il déposa le couteau sur la table, après l'avoir sorti de son petit fourreau de sorte à ce qu'Olivia puisse l'admirer. Le jeune duc poursuivit son exposé.

Dès son dixième anniversaire, chaque De Chatelet se voit offrir un couteau à fromage comme celui-ci avec l'initiale de son prénom en lettre d'or gravée sur le manche. Il apprend à s'en servir lorsqu'un parent, le plus souvent son père, l'initie à l'art de la découpe.
C'est un magnifique couteau, puis-je le voir de plus près ?
Vous êtes un peu trop loin pour cela, Cassandra, je le crains. Cependant, vous l'avez déjà vu tout à l'heure.

De quel droit se permettait-elle de demander à le voir de plus près ? L'usage voulait que le couteau d'un De Chatelet soit aussi précieux et personnel qu'une chevalière, qu'une brosse à dents, qu'un accessoire qu'on ne prête pas, que nul autre n'a le droit de toucher. La voix d'Alexandre n'en laissa rien paraître, mais il était très contrarié par la conduite de Cassandra qui changea de conversation dès qu'elle le put. Il ne fallait pas que sa soeur pose trop de questions à son fiancé.

Cette verrine est délicieuse. Pouvez-vous me dire quel merveilleux fromage est à la base de cette préparation, Alexandre ?
C'est un fromage frais à base de lait de vache, Cassandra.
Je le trouve excellent. En affinez-vous dans vos caves ?

Alexandre laissa le silence répondre à sa place. Du moins, c'est ce qu'il aurait fait si Victoria n'avait pas discrètement pouffé de rire tout comme Jules. Il laissa encore quelques secondes s'écouler et répondit d'un air détaché, après une légère inspiration.

Affiner un fromage frais...
Ai-je dit quelque chose de mal..?

Plus elle ouvrait la bouche, plus elle prouvait qu'elle était sotte. S'il acceptait volontiers de laisser une chance à l'ignorance, lorsqu'elle se répétait, il sentait petit à petit que Cassandra le faisait exprès pour se faire remarquer. Il ne pouvait en être autrement. Elle devait le faire exprès.

Par définition, un fromage frais est comme son nom l'indique... Frais. Fabriqué il y a peu, si vous préférez.
J'avais bien compris ! Mais peut-on l'affiner ?
Affiner un fromage implique de le faire vieillir dans une cave pour que la croûte puisse se former et que des moisissures, en l'occurrence des champignons, puissent se développer autour afin de former une couche, ce qui donne un certain goût au fromage.
Il y a des champignons sur les fromages ?!

Elle lâcha sa fourchette maladroitement, dans un tintement strident aussi désagréable que sa voix criarde à en juger par la comparaison que Victoria en avait fait quelques minutes plus tôt. Venait-elle d'apprendre quelque chose ? En ajoutant l'erreur du cavalier au pain de mie, il devenait de plus en plus compliqué de lui trouver des excuses. Elle ne s'était jamais renseignée sur les fromages ni sur le milieu des De Chatelet. Encore une erreur... Encore une... Alexandre prit une longue respiration, sentant l'impatience gagner son esprit. Vivement qu'il puisse repasser à des conversations plus stimulantes que celle-ci et dans le bon sens du terme.

Oui. Mais pas dans un fromage frais comme celui-ci puisqu'il n'a pas le temps de vieillir.
Alors cela veut dire que vous n'en affinez pas ?

Alexandre ne put contenir le soupis las qui franchit ses lèvres si vite que son âme aurait pris avec plaisir pour quitter ce corps et ne plus avoir à entendre cette demoiselle qui était soit sotte, soit sourde. Mais sourd, lui, ne l'était pas et cette voix couplée à cette même question commença à lui donner la nausée. Et pas celle qu'il appréciait...

Le jeune duc appréciait jouer cartes sur table avec Olivia. De toute manière, elle aurait fini par comprendre qu'elle était la bienvenue ici et à elle seule, la raison de la présence de toute la famille Du Barrois en la demeure des De Chatelet. Seule elle semblait s'attirer l'intérêt réel du jeune duc, n'en déplaise à sa fiancée. La petite duchesse était tout aussi catégorique que ses frères, surtout l'aîné, la benjamine Du Barrois demeurait la seule qu'elle semblait apprécier. On ne pouvait pas vraiment considérer que Cassandra était particulièrement dans son cœur. Elle était même catégorique, elle ne l'aimait pas du tout. Du haut de ses six ans, elle avait compris bien assez tôt qu'elle ne l'aimerait jamais. Aversion qu'elle partageait par ailleurs déjà avec son homologue Du Barrois au point de préférer la présence du cheval d'Olivia plutôt que sa sœur. Qui pouvait lui en vouloir ? Lui, au moins, ne se serait pas trompé en la nommant.

Moi aussi, j'aurais voulu voir Diablo à la place ! Tu l'as déjà vu, Alex ?
Oui, Victoria. Il est très gentil, comme sa maîtresse. Et à choisir, moi aussi, j'aurais préféré le voir lui plutôt que Cassandra. Elle est d'un ennui mortel, à mon grand regret...

Seul Jules semblait avoir encore quelques réserves à ce sujet, mais sans doute était-ce parce qu'elle était cruellement trop obéissante et naïve pour ne pas tomber dans ses blagues prévues spécialement pour l'éloigner de son frère. Il le savait, Victoria aussi, Alexandre n'éprouvait pas de sentiments pour Cassandra le moins du monde. À ses yeux, jamais elle ne pourrait être une De Chatelet. Victoria et Olivia s'accordèrent alors sur le titre et les éventuels surnoms qu'elles pourraient affubler à la fille aînée Du Barrois. La volaille. Un nom qui lui convenait parfaitement... Beaucoup trop enjouée par cette idée, la petite duchesse répondit bien vite à son homologue.

On commence maintenant !

À table, alors que la fameuse volaille cherchait à tout prix à s'approcher d'Alexandre en ayant voulu l'interroger sur son couteau à fromage, tentative ayant lamentablement échoué car Olivia avait été plus rapide, l'aîné De Chatelet avait alors pris grand plaisir à montrer sa lame à sa voisine. Olivia ne manqua d'ailleurs pas de recadrer sa soeur sans la moindre forme de procès. Bien sûr que Cassandra aurait été capable de se couper avec rien qu'en le regardant. D'ailleurs, elle aurait été aussi capable de faire rouiller la lame au vu de son exceptionnelle maladresse, à moins qu'il ne s'agisse juste de malchance. En tout cas, l'épisode de la harpe demeurait encore ardemment dans les mémoires de ceux qui y ont assisté. Victoria crut bon d'intervenir lorsque sa nouvelle meilleure amie avait mentionné sa harpe.

C'est vrai, ça ?! La pauvre !

Naturellement, Victoria était au courant de ce regrettable incident, relaté par son grand frère et Olivia avait bien pris soin de ne pas mentionner que sa harpe avait été blessée dans le processus elle aussi. Partant de ce postulat, il n'était pas difficile pour Olivia, Jules et Alexandre de déduire pour qui était le "La pauvre !" que Victoria avait jeté. En revanche, au vu de la bêtise de Cassandra, elle passerait sans doute pour une personne soucieuse du bien-être de sa future belle-soeur. Elle était si loin de la vérité... Alexandre approcha son couteau d'Olivia afin de lui montrer de plus près. Elle pourrait le toucher tant il est proche d'elle et le visage doux, bienveillant et souriant d'Alexandre semblait même lui accorder ce privilège. Au moins, la jeune fille, contrairement à son aînée, saurait être suffisamment prudente pour ne pas se blesser avec une telle lame. Il assista le doigt d'Olivia avec le sien lors de son passage sur le manche du couteau afin qu'elle sente la gravure au toucher. Bien sûr, il savait que Cassandra n'en raterait pas une miette. La colère qui semblait monter en elle était même plutôt savoureuse pour Victoria et lui. Jules, quant à lui, était bien trop étonné par le fait que son grand frère autorise quelqu'un d'autre à toucher son couteau pour relever la réaction de la volaille.

Si vous regardez mon couteau de plus près, Olivia, vous pouvez voir sur le manche que mon initiale est gravée, écrite en lettre d'or et stylisée, comme tous les autres couteaux portés par les membres de ma famille. C'est un savoir faire familial dont je n'ai, hélas, moi-même encore jamais vu le procédé, mais je pourrai le voir le jour où je serai père à mon tour. A moins, bien sûr, que je ne décide d'en apprendre les rouages, auquel cas, je le verrai avant.
On va préférer que tu l'apprennes avant, alors !
Allons Victoria, tu ne veux pas que ton frère devienne père ?
Je veux qu'il me raconte d'abord comment on fait les jolies lettres sur les couteaux !

Alexandre poussa un rire discret alors que Victoria s'adresse de manière plus discrète à sa nouvelle meilleure amie.

Mais si ça veut dire que la volaille doit faire des bébés avec lui... Beurk !

A la suite de l'explication sur le fromage frais affiné qui ne semblait par ailleurs ne pas arriver à la connaissance de Cassandra, le jeune duc, lassé et perdant patience décida de couper court à une boucle sans sens et de dévier la conversation de manière élégante sans pour autant s'attirer les foudres parentales.

Donc, pour répondre une nouvelle fois à votre question, non, Cassandra, nous n'en affinons pas. Mais je suis très heureux qu'un fromage que nous fabriquons vous plaise.
Il est délicieux.
Ca fait deux fois qu'elle écoute pas vos conseils...


Victoria adorait commenter la conversation entre les deux promis et se moquer allègrement de la volaille avec quelqu'un qui pouvait partager son amour pour la médisance. Elle n'allait pas être déçue de la suite et ne pas perdre une miette de la conversation que Cassandra allait amorcer. Le conseil d'Olivia était donc tombé dans l'oreille d'une sourde, au final. Quel dommage...

Oh, Alexandre, j'y pense !
Voix de craie...
Ne vous ai-je pas raconté ma dernière lecture ? J'ai pensé à vous dernièrement et je me suis intéressée à lire Alexandre Dumas.
Alexandre Dumas. Le père ou le fils ?

La question du jeune duc laissa un blanc seulement comblé par le bruit des couverts. Victoria avait un sourire carnassier jusqu'aux oreilles, comme si elle avait hâte de voir la souris pataude se faire malmener par un chat à peine intéressé par elle. Cassandra ne s'attendait certainement pas à une telle question et, dut répondre bien malgré elle.

J'ai oublié...

Bien sûr, elle ignorait probablement que les deux Dumas avaient été des écrivains, la distinction entre eux n'était pas toujours explicite sur les titres des livres. Alexandre crut naïvement qu'elle pouvait avoir été elle-même victime de cette confusion. Après tout, elle s'était faite berner pendant d'interminables minutes par des faux conseils donnés par un jeune garçon d'à peine huit ans...

Le plus prolifique des deux étant le père, j'imagine que vous faites allusion à l'un de ses ouvrages. Quel est le titre du livre que vous avez lu ?

Il fallait malgré tout garder la face en la présence des parents et sembler bienveillant avec elle. Il lui coûtait énormément de demeurer patient avec quelqu'un semblant n'avoir aucune alchimie à le compléter. Victoria en tremblait d'excitation, tentant de contenir l'éclat de rire qui voulait à tout prix sortir de sa bouche, allant jusqu'à se boucher le nez. Elle dut évacuer le trop-plein en s'adressant à sa voisine.

Olivia ? Vous croyez qu'elle va se tromper en donnant le titre d'un autre auteur..? Dommage qu'on puisse pas parier avec Jules, il est trop loin !

Victoria ne connaissait pas encore le milieu de la littérature par coeur, mais elle s'attendait déjà à entendre une sidérante bêtise du même acabit autour d'Émile Zola lors du repas pris chez les Du Barrois. Elle n'avait rien compris à l'époque, mais depuis, elle put prendre le temps d'apprécier la phrase que son frère aîné avait sortie à sa promise. S'il devait être plus bienveillant sur sa réponse, elle, en revanche, serait impitoyable...

Le garçon prit un certain plaisir à présenter son couteau à la jeune fille qui semblait très intéressée par la lame, le travail du bois et la qualité des lettres d'or gravées avec grand soin. C'était inhabituel pour Alexandre. Nul ne touchait son couteau, d'ordinaire. Par ailleurs, il le lavait, l'essuyait et l'aiguisait lui-même depuis qu'il l'avait reçu. Un De Chatelet prenait soin de son couteau. C'était la tradition. Cependant, avec la jeune Du Barrois, il se sentit assez en confiance dans la mesure où elle semblait faire attention aux objets de valeur, à la finesse des belles choses. Elle avait du goût, incontestablement, et ça, Alexandre l'avait bien compris. Ils avaient ça en commun. Dans un contact presque intime à la vue de tous, les deux nobles adolescents échangeaient avec beaucoup d'intérêt au sujet de cette lame si particulière. Il aimait ça, et ça se voyait.

Cependant, la fiancée d'Alexandre voulut s'accaparer son attention. Rien de plus normal, après tout, il était tout désigné pour l'épouser plus tard, elle devait lui faire la conversation pour qu'il ne puisse plus ne voir qu'elle. Une catastrophe. Ânerie sur ânerie. Une bêtise mise sur une bêtise n'en fait pas pour autant une vérité. Elle était une piètre camarade de conversation, désolante, même. Sa verrine de saumon aurait eu une meilleure conversation que sa fiancée, et ça, il en était convaincu. Confondre Alexandre Dumas père et Alexandre Dumas fils pouvait éventuellement s'entendre -quoique...-, mais lorsque le titre de l'ouvrage qu'elle avait lu se fit entendre à l'assemblée, Le jeune duc serra les dents et souffla silencieusement du nez. Était-il étonné ? Certainement pas. C'est même le contraire qui l'aurait surpris. La Bête Humaine. Zola. Il esquissa un sourire en coin fort discret, lâchant un œil furtif dans la direction d'Olivia. Zola les avait déjà liés dans le passé. Il rompit le silence de mort qui s'était installé depuis qu'elle avait lâché sa bêtise sur la table. Heureusement que sa stupidité n'avait pas de couleur. Elle en aurait recouvert la nappe blanche de la table des De Chatelet...

Alexandre Dumas... La Bête Humaine. Hmmhmm...
C'est elle, la bête...

Bien sûr, Victoria ne l'avait pas lu. Du haut de ses six ans, elle était encore un peu trop jeune. L'occasion était trop parfaite. Comme si elles s'étaient coordonnées, Olivia et elle tendirent un vicieux piège à cette sotte de Cassandra. Elles n'avaient pourtant échangé aucun mot, comme si le but de neutraliser l'aînée Du Barrois coulait de source et était devenu un intérêt commun. Comme il l'avait toujours été, en fait... Jules pouffa de rire de son côté lui aussi. Qu'allait-elle trouver comme pirouette pour se tirer d'affaire ? Allait-elle au contraire s'enfoncer ? Alexandre le sut bien vite. Bien trop vite...

L'histoire raconte le destin d'un homme libéré de prison récemment, condamné à une peine extrêmement lourde parce qu'il a volé un morceau de pain.
Vous racontez l'intrigue des Misérables, Cassandra...

Les Misérables. Comme sa culture, vraisemblablement... Les Misérables. Toujours pas Dumas, ni le père ni le fils... Victor Hugo se serait retourné dans sa tombe. Le pauvre, lui qui a tant souffert... Victoria pouffa de rire dans son verre d'eau dès qu'elle entendit la réponse de son frère, froide, directe et tranchante comme le couperet d'une guillotine. Ça ne lui suffisait pas. Elle devait répondre autre chose. Seconde tentative.

Un homme sans richesse tombe amoureux de la fille du baron et se fait exiler du château pour ça ?
Sauf erreur de ma part, il s'agit de l'histoire que Voltaire raconte dans Candide...

Toujours pas. Toujours pas Dumas. Ni le père ni le fils... Encore moins Zola... Alexandre commença même à se demander si elle n'allait pas sortir tous les noms d'auteurs français sauf celui qu'elle était supposée chercher. Cassandra ouvrit à nouveau la bouche pour une nouvelle tentative. Alexandre commença à se lasser.

Une femme rêve d'une vie de conte de fées et épouse un mauvais médecin qui n'a à lui proposer qu'une vie sans rêve et d'amour qu'elle désirait tant ?
Madame Bovary.

Sa voix, bien qu'étant toujours courtoise avait cependant changé de ton. Plus grave, plus las, plus agacé. Bien trop minime pour qu'elle ne le remarque. Olivia, en revanche était suffisamment proche de lui, que ce soit physiquement ou intellectuellement pour en déceler la nuance extrêmement subtile. Mais l'aînée du Barrois poursuivit.

Un homme rapporte ses angoisses dans son journal intime et se sent persécuté par un être invisible, le rendant fou petit à petit ?
Le. Horla.

C'en fut trop. Il lâcha sa fourchette dans sa verrine dans un petit bruit discret. Même excédé, il restait élégant, droit, digne et fier. Sa main gauche eut cependant un léger spasme au niveau de son index. Ses doigts se raidirent l'espace de quelques secondes. Tant d'absurdités vomies à si peu de secondes d'intervale, c'était beaucoup trop pour ses nerfs. Néanmoins, il était surpris d'avoir entendu comme une autre voix venir de sa gauche dire le titre du Horla elle aussi, comme si cette voix s'était superposée à la sienne. Victoria bien que trop jeune ? Monsieur De Chatelet qui aurait pris part à la conversation pour y couper court bien qu'il aurait été malvenu d'intervenir dans la conversation qu'avait son fils avec sa promise ? Ou bien Olivia, personne particulièrement cultivée qui n'aurait pas laissé tant de bêtises être prononcées impunément et rester muette..? Il n'en sut encore rien, mais ses soupçons se portaient déjà sur la jeune fille avec qui il s'entendait déjà si bien... Il prit la parole après ce constat qui l'avait quelque peu calmé.

J'ignorais que votre plus grande qualité était l'humour, Cassandra. Je crains hélas que vous ne maîtrisiez pas encore le moment où la chute doit arriver et, en conséquence, le fait que vous ne captivez plus votre public. Jouer sur le comique d'exaspération est extrêmement délicat.

Il avait dit "comique" ? C'était certainement une tournure de phrase pour rester poli au maximum en la présence des adultes. Mais il n'a pas ri. Pas la moindre seconde. Pas le moindre haussement de sourcil. Elle était aussi amusante qu'il était bon trapéziste. Il sentit une goutte de sueur d'exaspération perler au niveau du front. Il se leva avec élégance, se tenant droit et prit la parole.

Je vous prie de m'excuser, je dois me retirer quelques instants, je vous présente toutes mes confuses, je ne me sens pas très bien...

Bel euphémisme pour dire qu'il était excédé. Il inclina légèrement la tête avant de s'éloigner de la table, puis de quitter la salle à manger. Victoria le vit faire, perplexe. La bêtise de Cassandra avait fini par avoir raison de sa patience. Son regard croisa celui de sa voisine de table, puis elle eut une idée. Alors qu'elle prit une fourchette pleine de sa verrine de saumon fumé et fromage frais, le couvert argenté fut soudainement trop lourd pour elle, la faisant s'échapper de la main de la fillette, tachant malencontreusement, de manière totalement fortuite une infime partie de la robe de sa voisine de table...

Oups... Je suis désolée, Olivia...
Victoria ! Faites attention, enfin !
On peut pas laisser Mademoiselle Du Barrois comme ça, il faut s'occuper de sa tache ! C'est ma faute, c'est moi qui l'emmène se rafraîchir !
Hm. Fort bien. Faites donc...

Sa machination était bien machiavélique pour une jeune fille de son âge, mais elle savait que son homologue Du Barrois apprécierait une aide extérieure pour pouvoir s'exiler à son tour. Elle en était sûre : Alexandre avait besoin de s'éloigner de Cassandra. Qui allait lui en vouloir, après tout ? Victoria escorta alors Olivia jusqu'à la sortie de la salle à manger, puis traversa la demeure, prétextant plus de confort à l'étage et par "confort", on pouvait facilement entendre "Alexandre"... Ce qui se traduisait aisément par quelques notes jouées avec un piano bien moins puissant que celui du salon de musique qu'on entendait depuis le bout du couloir. Sa chambre...