Juillet 2002 – Nantes

Alexandre s'était levé plus tôt que d'ordinaire. Il n'appréciait pas traîner au lit durant l'été, mais ce jour-là, il tenait à être prêt pour l'arrivée de ses invités. Le mois plus tôt, il avait très cordialement invité la famille Du Barrois à venir sur le domaine des De Chatelet. Marie-Thérèse De Chatelet était d'ailleurs très étonnée que toute la famille de la promise du garçon soit invitée, là où elle s'attendait à ne voir invitée que Cassandra. Jean De Chatelet avait effectivement laissé un flou dans les mots qu'il avait dits à son fils aîné le jour où il avait été convié à se rendre chez les Du Barrois pour passer l'après midi avec sa future fiancée. Alexandre avait profité de ce même flou pour inviter toute la famille. Car dans le reste de la famille Du Barrois se trouvait la seule personne qu'il voulait réellement voir. Olivia. La petite dernière de la fratrie était bien connue pour être une rebelle, qui faisait tout pour briser l'étiquette sur tous les points, ce qui plut à Alexandre. Elle détournait les conventions sociales de la noblesse pour les ajuster à sa vision du monde et force était de constater qu'elle y arrivait très bien. Elle plut tout de suite au garçon qui avait beau être fiancé à Cassandra, il n'avait d'yeux que pour elle, pour son caractère, pour son talent pour la musique, ses passions... Bref, tout chez elle paraissait plus intéressant que tout ce qui concernait Cassandra Du Barrois. Le garçon n'aurait pas supporté de rester quelques heures seul en tête à tête avec elle. Il lui fallait au moins Olivia pour lui porter secours. Jules et Victoria étant là également, la présence de l'aînée Du Barrois serait bien moins désagréable que ce qu'il prévoyait. C'était dans ces moments-là qu'Alexandre s'étonnait à redoubler d'ingéniosité pour trouver des parades, n'hésitant parfois même pas à mentir. Il s'était confessé le soir-même de son retour de cet après-midi où il avait tout fait pour passer son temps avec la jeune sœur de la famille. Il en était sûr, le soir venu, il allait devoir faire de même une nouvelle fois... Alexandre rejoignit les autres membres de sa famille dans le grand salon où il prit place à sa chaise, n'interrompant pas la conversation, encore plongé dans ses pensées...

C'est aujourd'hui ! C'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui !!
Jules, sachez vous contenir, je ne veux pas de débordements de votre part lorsqu'ils seront là.
Je suis content, les invités viennent bientôt ?
Alexandre ? Je te vois pensif. Quelque chose ne va pas ?
C'est parce qu'il va voir son amoureuse !
Jules, enfin !

Jules avait cette fâcheuse tendance à mettre les pieds dans le plat très facilement, très vite et sans même le faire vraiment exprès, ce qui avait le don de provoquer une réaction immédiate chez Alexandre la plupart du temps. Le sujet du mariage avec Cassandra en était d'ailleurs un fort savoureux pour le petit garçon, mais il n'en sut pas vraiment la raison. Il était bien trop jeune pour comprendre les enjeux d'une telle alliance et du poids qui reposait sur les épaules de son grand frère.

C'est Mère qui a dit que vous allez vous marier, alors c'est que vous êtes amoureux ? Et moi, je me marierai avec...
Le piano !
Le piano ? On peut se marier avec le piano ?
Victoria, ne soyez pas sotte. Qu'y a-t-il avec le piano, Alexandre ?
Et si nous commencions la visite des Du Barrois par le salon de musique ? Je pourrais jouer du piano pour eux, comme pour les accueillir en musique.
Excellente idée. Ainsi, nous montrerons que vous êtes un bon parti pour Cassandra et que vous êtes un jeune homme très cultivé et éduqué.
Je pourrai leur montrer les caves de notre domaine, cela pourrait leur plaire. Après tout, le meilleur accompagnement pour un Château Barrois, c'est un Duc De Chatelet.
Il était temps d'unir nos familles, ne croyez-vous pas, Alexandre ?
A n'en point douter...
Allons, Marie-Thérèse, ne sont-ils pas trop jeunes pour les mettre devant l'autel ?

Les paroles de Jean De Chatelet faisaient parfaitement sens. Même s'il était en excellents termes avec Louis Du Barrois du fait de la profonde amitié qui existait entre les deux familles nobles, il restait relativement réservé quant au mariage de son fils. Il le voyait encore comme un enfant, après tout, il ne servait à rien de le presser. C'est là qu'Alexandre sortit de ses pensées et proposa une idée lorsque l'heure de l'arrivée des Du Barrois approchait à grands pas.

Je les accueillerai avec ma musique.
Je reste avec toi !

En un sens, il valait effectivement mieux que Jules reste aux côtés de son grand frère. De sorte à lui éviter d'avoir la langue trop pendue et de dire quelque chose qui mettrait Alexandre dans l'embarras même sans le vouloir puisqu'il ne comprenait pas toujours tout. Jean De Chatelet partit cependant jeter un œil aux caves à fromages qu'il pourrait faire visiter à la future Madame De Chatelet. Victoria se posta aux côtés de sa mère dans l'entrée pour recevoir la famille Du Barrois. Alexandre se posta dans le salon de musique, à son piano. Il craqua ses doigts se mit à jouer quelques accords pour s'échauffer. La voiture des invités n'arriverait que dans quinze minutes, ce qui laissait largement au jeune adolescent le temps de s'échauffer avant de se mettre à jouer sérieusement, fort et avec beaucoup d'énergie. Il allait voir Olivia, une virtuose de la musique. Il se devait de l'impressionner comme elle l'avait fait. Il fallait qu'il profite de l'affinité qu'ils avaient en commun pour profiter ensemble de leur journée...



La famille Du Barrois fut accueillie par Marie-Thérèse et Victoria, très heureuse de voir des enfants et des adolescents, bien trop habituée à voir des adultes pompeux marcher sur ses terres de petite duchesse. Elle fit une révérence dans sa robe lavande avant de les interpeller d'une voix enjouée.

Bonjour ! Bienvenue au Domaine De Chatelet !
Bonjour à vous. Monsieur Du Barrois. Madame Du Barrois. Soyez les bienvenus en notre demeure.

Victoria salue les parents Du Barrois avec insistance, jusqu'à être enfin saluée par eux. Elle passa au frère aîné de la famille alors que Cassandra, s'adresse à la maîtresse des lieux.

Bonjour Madame De Chatelet. Alexandre va-t-il nous recevoir ?
C'est lui qui joue !
Oh, c'est merveilleux, il joue pour moi ! Vite, allons le voir, je n'en peux plus d'attendre !
Il avait hâte de vous voir, lui aussi.
Il joue Mozart comme personne !

La fillette porta ses mains à sa bouche pour étouffer un éclat de rire presque moqueur. Elle entendait la mélodie d'Alexandre d'ici, comme il savait jouer assez fort. Elle dut tiquer lorsque Cassandra avait tenté un nom de compositeur, peut-être donné au hasard comme si elle sortait ce nom d'un chapeau dans lequel elle aurait mis les rares noms qu'elle croyait connaître. Mais hélas, Cassandra n'avait même pas encore vu Alexandre qu'elle avait déjà raté une occasion de se taire. Victoria ne laissera pas cette erreur tomber dans l'oubli, il fallait compter dessus pour tout raconter à Alexandre. La groupie du pianiste poussa un ricanement mauvais avant de s'adresser à sa jeune soeur alors qu'elles étaient entrées dans la demeure des De Chatelet.

Ce n'est pas demain la veille que quelqu'un jouera pour toi... Je t'interdis de gâcher mon moment, ni même d'adresser la parole à mon fiancé sans y avoir été invitée, c'est compris ? Sinon je ferai tout pour qu'il n'y ait plus de Diablo...

Victoria trottinait pour rejoindre les deux soeurs et salua fort bruyamment Olivia qu'elle n'avait, curieux hasard, pas encore vue. Elle fit une nouvelle révérence avant de lui parler.

Bonjour Olivia ! C'est quoi Diablo ?

Elle n'avait même pas pris la peine de s'excuser d'interrompre la conversation entre les deux sœurs. Elle regardait son homologue Du Barrois en la place de dernière de la fratrie avec ses grands yeux bleus, marchant sur le tapis rouge de l'entrée qui menait jusqu'au salon de musique ou les attendait Alexandre qui jouait de toute son âme à côté de Jules qui hochait la tête en rythme...

La petite duchesse écoutait avec attention son homologue Du Barrois. Elle lui avait plu tout de suite avec sa façon bien à elle de se faire remarquer et de rendre sa mère chèvre. Olivia expliqua alors le plan de Cassandra, ce qui lui fit faire une moue boudeuse. Alors la fiancée d'Alexandre était aussi mauvaise avec sa propre famille ? Ça non plus, elle n'oublierait pas de bien le signaler à son frère aîné, c'était son devoir de petite sœur de veiller sur les relations de son très cher grand frère.

C'est méchant ! En plus c'est trop bien, les chevaux, d'abord !

Il était d'ailleurs très vrai que mentionner Diablo devant Victoria était loin d'être une bonne idée. Elle qui aimait tant les chevaux, elle n'allait pas tarder à en parler constamment en la présence de Cassandra, juste dans le but de l'embêter. En plus, si elle pouvait parler d'équitation avec quelqu'un, elle ne se priverait pas pour le faire. C'est lorsque les Du Barrois entrèrent dans le salon de musique qu'Alexandre leva la tête et continua à faire glisser ses doigts sur le clavier ébène et ivoire. Son regard blasé à la vue de Cassandra s'était par la suite illuminé lorsqu'il vit Victoria en compagnie d'Olivia entrer dans le salon de musique. Il était même convaincu d'avoir vu la jeune Du Barrois lui faire un clin d’œil. Jules semblait l'avoir vu également, mais de son point de vue, c'était à lui qu'elle le faisait... Alexandre termina son morceau et se leva avec élégance du banc et marcha vers les invités.

Bonjour. Bienvenue dans notre maison.

Il s'approcha de Louis Du Barrois alors que Jules, plus timide, marchait bien derrière son grand frère. Il serra la main du père de famille d'une poigne franche, ferme, mais cordiale ponctuée d'un geste de la tête.

Bonjour à vous, Monsieur Du Barrois.

Lorsqu'il passa aux salutations à Marguerite, il fit une élégante courbette irréprochable. Alexandre prit la main de Madame Du Barrois avant de la saluer comme il se devait.

Mes hommages, Madame Du Barrois.

Les parents salués, il passa à l'aîné de la fratrie Du Barrois. Ils se regardèrent avec respect et avec une poignée de main cordiale également. Alexandre sourit à Edouard avant de passer à sa promise.

Bonjour, Cassandra.

Elle était aux anges lorsqu'il prit sa main. Mais Alexandre ne fit qu'effleurer le dos de la main de Cassandra avec ses lèvres, sans aucune conviction, ce qui n'empêcha Victoria de ricaner à côté d'Olivia. Même elle avait bien vu que son frère et Cassandra n'allaient définitivement pas ensemble. En plus, elle n'aimait pas les chevaux... Tout changea lorsque le garçon lâcha l'ignoble main de sa fiancée et posa son regard sur celui de la dernière de la famille. Celle qu'il voulait voir en premier lieu. Il arriva à sa hauteur, un grand sourire aux lèvres et des lumières dans ses yeux qui prenaient un tout autre éclat lorsque Cassandra n'était plus dans son champ de vision.

Bonjour, Olivia. Quel plaisir de vous voir...

Il s'inclina avant de prendre la main de la dernière de la famille avant d'embrasser le dos de sa main avec une grande douceur. Victoria vit son frère sourire lorsque ses lèvres touchèrent la main d'Olivia. Le contact de sa peau était toujours aussi agréable et la voir ici le combla de joie. Il recula lentement avant de déposer un autre baiser, cette fois-ci, au niveau des doigts de la jeune fille. Il se redressa et regarda la prodige musicale et littéraire avec un sourire radieux. C'est alors qu'il fut interrompu par l'inquisiteur rappel à l'ordre de Madame De Chatelet.

Allons, Alexandre. Vous ne savez plus saluer correctement ?
Mille excuses, Mère, j'ai quelque peu glissé et je croyais reconnaître une bague à son doigt. Je pensais devoir aussi devoir embrasser ses armes.
Excusez-vous humblement.
Je suis navré, Olivia. Veuillez pardonner mon égarement.

Il inclina poliment la tête. Mais Victoria avait tout vu. Alexandre n'était pas très discret, pour elle. Jules non plus, d'ailleurs, qui n'avait pas perdu une miette du spectacle. Olivia dégageait pour le petit garçon une aura impressionnante, charismatique et sans doute que les récits contés par son grand frère ont contribué à embellir sa légende. Mais un malheur n'arrivait jamais seul. Après avoir été repris par sa mère, l'adolescent eut à subir la voix criarde de sa promise lui chanter des louanges qui lui auraient beaucoup plu si elles ne venaient pas d'elle.

Oh, Alexandre, vous jouez si bien, je suis conquise par vos notes depuis mon arrivée en votre charmant domaine !
Vous m'en voyez ravi, Cassandra.
J'ai adoré votre interprétation de la Marche Turque !

Cela lui coûtait d'entretenir cette conversation avec elle. Les platitudes de la jeune empotée le lassaient incontestablement. Jules s'était même surpris à se ranger à la droite d'Olivia, tout en regardant Cassandra. Victoria peinait à garder son sérieux alors qu'Alexandre, abasourdi par ce qu'il venait d'entendre se contentait de répondre le plus courtoisement possible et tentant d'y retirer tout le sarcasme qui lui venait à l'esprit.

Je constate que vous avez beaucoup d'humour.
Mais... Je ne plaisantais point, voyons ! Jamais je ne me serais permis cela vis-à-vis de vous ! J'ai vraiment adoré votre interprétation de Mozart...

Il valait mieux préserver la bonne ambiance. Alexandre dut feindre de ne pas comprendre une plaisanterie qui n'en n'était même pas une. Il garda le silence quelques instants alors que la petite duchesse était au bord de l'explosion à force de se boucher le nez et la bouche pour s'éviter de partir dans un éclat de rire incontrôlable. Alexandre ne se laissa pas décontenancer et poursuivit la conversation avec l'intéressante Cassandra. Tiens ? Un oxymore...

Bien, bien... Puis-je vous jouer autre chose ?
Oh, Alexandre, j'en serais ravie !

Ne pouvait-elle pas arrêter avec ses "Oh, Alexandre" qui hérissaient le poil de l'adolescent ? Il n'en pouvait déjà plus de l'entendre. Les adultes comprirent alors que le garçon allait jouer pour sa promise. Mieux valait leur laisser un peu d'intimité. Alors Jean prit la parole.

Nous allons vous laisser le salon de musique, les enfants. Prenez soin de nos invités.
Je compte sur votre sérieux.

Marie-Thérèse, dans sa naturelle sécheresse avait regardé successivement ses trois enfants avant de rejoindre le couple Du Barrois, leur fils aîné et Jean pour se diriger vers ce qui semblait être un autre salon de la demeure. Cassandra suivit son fiancé qui se remit au piano. Maintenant que la sorcière s'était éloignée, Jules et Victoria se sentirent plus à l'aise pour être en compagnie de la princesse Olivia.

Olivia ! On est heureux de vous voir chez nous... Alex nous a raconté que vous saviez super bien jouer de plein d'instruments !
Elle a même un cheval !
Prenez un siège, Olivia, Alexandre va jouer !
Je me mets à sa droite.
Eh ! Moi d'abord, c'était mon idée !

Les deux enfants s'installèrent sur le canapé où ils pourraient écouter leur frère jouer. Ils le savaient, il valait mieux être là pour soutenir leur frère avec toute leur bienveillance... Ils chuchotèrent entre eux, de part et d'autre d'Olivia.

Victoria ?
Oui, Jules ?
Alex n'a pas joué...
Pas joué la Marche Turque ? Non !
J'ai eu un doute... Elle est un peu bête, non ?
Jules ! C'est pas gentil de dire ça devant sa soeur...

Victoria se faisait discrète, même si au vu de ce qu'elle avait déjà appris de la méchanceté de Cassandra, elle pensait un peu la même chose que son frère. Enfin... Ses deux frères, même, ce qui la fit bien ricaner. Se faisant passer pour une muse, Cassandra s'allongea sur la causeuse la plus proche du piano afin qu'Alexandre ne puisse pas la rater. Ce serait dommage de rater ses poses de fausse Vénus qui tenterait de le charmer...

Puis-je vous demander de jouer quelque chose pour moi, Alexandre ?
Bien sûr, Cassandra. Que puis-je jouer pour vous satisfaire ?

Il s'était forcé pour garder un ton courtois, sérieux, malgré l'aigreur qui remontait dans sa gorge à chacune de ses paroles. Il jeta un regard furtif à Olivia, son frère et sa sœur, bien installés sur leur canapé un peu plus loin. Il esquissa un sourire en les voyant tous les trois. Sans doute avait-il besoin de courage. Puis Cassandra fit sa demande.

Me feriez-vous le plaisir de jouer Beethoven ?

Cette fois-ci, c'en fut trop pour Victoria qui éclata de rire. La petite duchesse avait tout fait pour conserver sa dignité, son calme et son élégance qui flirtait quelque peu avec l'insolence par moments. Jules, quant à lui, cligna plusieurs fois des yeux d'incompréhension. Il haussa les épaules et regarda son grand frère accéder à la requête de sa promise.

Comme il vous plaira.
Oh, Alexandre ! C'est très drôle ! Comme le titre de la pièce de Molière !

S'il n'avait pas déjà les deux mains jointes sur le clavier du piano, il se serait heurté le front de sa paume tant il était choqué par sa stupidité. Jules le vit bien vite. Alexandre avait le même regard quand il disait une ânerie. Il avait cependant l'excuse de n'avoir encore que huit ans... Alexandre soupira et se craqua les doigts alors que Cassandra se mit à prendre une pose pour apprécier au mieux la musique qu'il allait jouer. Comme si elle allait le séduire en levant la tête bêtement... Le garçon tourna la tête vers le canapé des trois personnes qui avaient de l'importance pour lui dans cette pièce avant de leur sourire et de se mettre à jouer "Beethoven", comme lui avait demandé cette empotée de Cassandra.

Jules et Victoria profitaient au mieux des phrases d'Olivia à destination de sa sœur. La benjamine de la fratrie De Chatelet était hilare en entendant son homologue Du Barrois reprendre Cassandra. Qu'est-ce qu'elle pouvait l'aimer, cette répartie, sa façon de remettre à sa place quelqu'un qui prenait un peu trop ses aises à son goût ! Il fallait avouer que Cassandra adoptait des positions grotesques à un point tel que ça pourrait en être surnaturel. Mais Cassandra semblait être capable de passer davantage pour une idiote en demandant à Alexandre de jouer du Beethoven. La petite duchesse s'esclaffait à gorge déployée. Jules n'était pas en reste non plus, bien que légèrement plus discret que sa jeune sœur. Il parvenait à conserver son sérieux quand il regardait Alexandre, mais il ne devait en aucun cas se mettre à regarder Cassandra sans le perdre instantanément.

Et toc !

Cassandra semblait vexée comme un pou face à l'insolence de la petite duchesse qu'elle avait parfaitement entendue. Alexandre, quant à lui, observait sa jeune sœur et Olivia lui sourire, comme pour lui donner tout le courage dont il avait besoin pour surmonter cette épreuve. Il leur rendit leur sourire, discrètement et se sentit observé par Cassandra. Olivia, quant à elle, n'en perdait pas une miette et interrogea les jeunes enfants sur les possibles attentes de Cassandra vis à vis de son promis. Une réaction ? Dans son sens ?Quelle drôle d'idée.

Peuh ! Aucune chance...
Vic..? Tu trouves pas qu'on dirait Josiane...
C'est vrai qu'elle se tient comme Josiane...

Jules avait fait le parallèle avec l'une de leurs poules, la vieille boiteuse, comme ils aimaient l'appeler, avec ses mouvements de tête hasardeux et sa façon de regarder les autres poules de travers. Tout Cassandra, en somme... Victoria mit Olivia dans la confidence. Après tout, il aurait été dommage qu'elle n'ait pas cette référence qui faisait beaucoup rire la petite duchesse. La poule humaine interpella le pianiste, s'attendant à une réaction de sa part.

Alexandre ?
C'est vrai que cette causeuse est assez capricieuse, on s'y installe confortablement assez difficilement, il faut prendre le temps de trouver la bonne position.
Oh...
Ah, là, c'est plutôt Martine...
Comment elle les imite trop bien !

A en juger par le soupir de déception de Cassandra, elle ne s'attendait certainement pas à ce genre de réaction du garçon. Mais la façon que Cassandra avait de savoir imiter les volailles du domaine De Chatelet sans même les avoir rencontrées flirtait avec le génie naturel. Martine, l'oie, était connue pour son timbre de voix criard et grinçant qui était très désagréable. C'était un miracle qu'elle n'ait pas encore fini en foie gras. Heureusement que la famille De Chatelet était plutôt dans le fromage. Olivia fut mise dans la confidence une nouvelle fois, sous les ricanements de Victoria et de Jules qui tentaient au mieux de se taire pour laisser Alexandre jouer Beethoven et laisser Olivia profiter du spectacle qui était au final non pas pour Cassandra, mais bien pour elle. Mais hélas, cela, Cassandra n'en sut rien et profita bruyamment de la musique de son fiancé.

Oh, Alexandre ! C'est si beau...
Merci.

Il avait à peine terminé son morceau que sa promise venait lui casser les oreilles une nouvelle fois. Et ce "Oh, Alexandre !" qui l'agaçait encore et toujours... Il soupira, tentant de rester courtois. Mais cela lui coûta... C'est alors que la demoiselle tourna la tête pour voir les autres instruments du salon. Ses yeux s'illuminèrent lorsqu'elle vit l'un d'entre eux.

C'est une magnifique harpe qui trône dans votre salon de musique, Alexandre...
Effectivement. Notre famille comporte plusieurs amateurs de harpe.

Elle se leva et s'approcha de la harpe. Hors de son champ de vision, Alexandre écarquilla les yeux, imaginant déjà la suite des événements. Oh, non, pas ça... D'ailleurs, sur le canapé occupé par Olivia, Jules et Victoria, le même sentiment d'insécurité commençait à gagner les esprits.

Oh non, alerte rouge, elle a vu la harpe...
Elle ne va quand même pas...
Je crois qu'elle va...
Non, elle ne va pas...
Si, elle va...
Que le ciel nous vienne en aide...

Cassandra pointa de l'index l'instrument qui trônait dans le salon. Tiens. Curieux choix de doigt... Elle se râcla la gorge, ce qui ne manqua pas de faire se hérisser le poil d'Alexandre le long de sa nuque. Il savait ce qu'elle allait lui demander. Oh oui, il le savait. Et les autres personnes de cette pièce aussi. Elle ouvrit la bouche et commença à poser la question.

Puis-je vous demander si je peux...
Non !
Non !
Non !

Les trois De Chatelet avaient répondu à l'unisson, sans même se concerter, s'adressant à Cassandra avec chacun leur ton particulier. Alexandre était franc et ferme alors que Jules semblait clairement apeuré par la perspective d'être torturé par les notes de la sorcière, celles dans l'histoire contée par Alexandre lors de son après-midi chez les Du Barrois. Victoria, elle, refusait clairement que Cassandra ne salisse son instrument préféré avec ses doigts palmés. Mais le pianiste trouva au mieux un argument pour expliquer leur refus clair et sans équivoque. Il n'était pas courant de refuser quelque chose à un invité, après tout, il leur fallait une bonne raison pour ne pas perdre la face et se faire qualifier de mauvais hôte par Cassandra. Quoique, si elle les voyait comme tels, peut-être se lasserait-elle d'Alexandre. Oh, non, il ne fallait pas croire au Père Noël...

Vous comprenez, je me suis souvenu de la dernière fois que vous avez joué chez vous et du petit accident... Je ne voudrais pas que vous vous blessiez le doigt avec la harpe de ma famille, je ne me le pardonnerais jamais...

L'explication donnée par Alexandre prit tout son sens. Victoria hocha la tête, presque choquée d'entendre son grand frère parler de la sorte. Jules, admiratif, en était tout déboussolé.

Il ment super bien...
Je dois prendre des notes... Je veux apprendre à faire ça.
Puis-je dans ce cas oser vous demander de faire un duo ensemble ? Je rêve de faire du piano à quatre mains avec vous, Alexandre...

Il fallait bien sûr, évidemment que Cassandra cherche quelque chose à faire afin de se mettre en avant. Mais que cherchait-elle donc à montrer, à prouver ? Blasée, Victoria croisa les jambes et les bras, en boudant presque.

Je ne sais pas si c'est mieux...
Moi, j'aurais bien voulu vous écouter à la harpe, Olivia...
Alexandre nous a dit que vous savez tout jouer et trop bien...

Et ça, oui, Victoria aurait aimé l'entendre. Elle qui était prédestinée à devenir une harpiste allait sans doute bien s'entendre avec Olivia puisqu'elles avaient la harpe et l'équitation en commun. Quel dommage que la fiancée de son frère soit cette empotée de Cassandra avec qui elle n'a, elle l'espérait, rien en commun.

Eh bien dans ce cas... Pourquoi pas ?
Oh, Alexandre ! Merci beaucoup !

Elle trotta jusqu'au piano. Victoria espérait fort qu'elle glisse malencontreusement sur le sol ciré et qu'elle fasse une accidentelle chute. Peut-être un peu trop fort pour n'être gardé que par elle. Les petits "Tombe ! Tombe ! Tombe !" qu'elle se murmurait pour elle-même furent répétés presque d'instinct par Jules. Ils avaient le feu vert d'Olivia, après tout, alors pourquoi se priver ? Elle n'en pensait pas moins non plus, à ce qu'ils avaient compris... Cassandra s'installa hélas en un seul morceau sur le banc où Alexandre se trouvait. Il lui fit une petite place et tenta de composer avec l'impossibilité de regarder ceux qui lui donnaient du courage sans laisser possiblement à celle qui le plonge dans le désespoir l'illusion que ces regards, ces sourires et ces bonnes ondes étaient pour elle.

Prenez les graves, je m'occuperai du medium et des aigus.
Bien !
Super, elle aura moins de touches à salir. La femme de ménage va moins crier...
On risque de l'entendre plus fort que lui si elle s'y prend bien.
Fais lui confiance. Il nous ferait pas ça, pas à nous et Olivia, il nous aime beaucoup trop...
Que jouerons-nous ?
Je ne me rappelle pas du titre... Quelque chose avec la Lune...
Au clair de la Lune, c'est tout facile à jouer.
Alex dit qu'elle aurait été capable de faire une fausse note...

Evidemment. Il fallait qu'elle oublie le titre de ce qu'elle désirait jouer à quatre mains avec Alexandre... Victoria voulait tellement venir en aide à son frère qu'ellle commençait à faire basculer d'avant en arrière ses pieds. En plus, à cause de Cassandra, elle ne pouvait plus le voir, elle lui barrait la vue avec ses grosses fesses et sa robe affreuse !

Voilà qui ne nous avance pas beaucoup... Clair de Lune ?
Oh, oui, voilà, c'est ça ! De... Comment s'appelle son compositeur ? Je l'ai sur le bout de la langue...
Richard Wagner !!
Oui ! Clair de Lune de Richard Wagner ! Merci, Victoire !

Cassandra se tourna vers le canapé depuis lequel la jeune soeur d'Alexandre l'a interpellée en lui donnant une réponse. Hélas, c'était un piège prévisible dans lequel elle est tombée de tout son long, ce qui laissa à Alexandre la possibilité d'extérioriser un peu son agacement en se frappant le front de la paume de sa main. Il n'avait hélas pas fini de souffrir... Mais Victoria fronça les yeux, faisant la moue, en colère. Comment cette poule l'avait-elle appelée ?!

"Victoire" ?! Je m'appelle Victoria ! Souvenez-vous en, Cassandre !!
Pardon, ma langue a fourché !
C'est sûr qu'elle doit pas réussir beaucoup de choses... A part avoir une soeur trop gentille et douée.
Et qui a un cheval...
Donc une victoire qui est même pas la sienne...
Clair de Lune de Wagner... Victoria, enfin, c'est grotesque...

Il se mit en position, sans commenter davantage le piège grotesque qui avait pourtant fait mouche. Il comprit qu'elle voulait jouer Debussy avec lui. Du moins, c'est ce qu'il a voulu comprendre... Ils se mirent à jouer l'air, Cassandra aux graves, Alexandre prenant tout le reste... Comme il s'y attendait, du côté de sa promise, c'était une véritable catastrophe... Il devait jouer alors plus fort qu'elle afin de proposer un spectacle décent à Olivia, la seule qui comptait vraiment. Jules et Victoria lui faisaient certainement office d'un divertissement non négligeable, mais Alexandre tenait cependant à lui rendre la pareille avec tous les merveilleux airs qu'elle lui avait offerts...


Heureusement qu'il y a pas beaucoup de graves dans cet air...
Par pitié, Cassandre, ne faites pas de musique, laissez ça à Mozart...
Tu imagines si Alex avait deviné la Sonate..?
Tais toi, Jules... Tu vas lui donner des idées pour nous torturer.
Il voudra jamais jouer son morceau fétiche avec elle, Vic...
A votre avis, si elle lui demande, elle dira quel mauvais nom de compositeur ?
Je parie cinq bonbons qu'elle dira Schubert !
Les fraises qui piquent ou les bouteilles de soda ?
Les fraises.
Tenu ! cinq caramels qu'elle dira Mozart.
Elle a déjà confondu Mozart et Beethoven...
Justement ! J'ai toutes mes chances...
Et vous, Olivia ? Vous voulez jouer avec nous ?

Les étoiles dans les yeux, Jules et Victoria regardèrent Olivia. Alors qu'Alexandre récupéra comme il put les erreurs de Cassandra, il guettait les prochaines lubies de sa promise. Il payait ses mensonges au prix fort, hélas, en étant l'objet de désir de cette empotée. Est-ce que pour autant, il allait se retenir de lui mentir éhontément pour passer plus de temps avec la seule qui a vraiment de l'importance à ses yeux ? Certainement pas. Olivia méritait bien de subir toutes les platitudes de sa soeur pour elle.

Olivia se prêta au jeu de Victoria et Jules. Le pari était alors tenu par les trois parties prenantes. La benjamine Du Barrois paria sur Debussy. Bon choix puisque Cassandra l'avait joué, enfin... Alexandre l'avait joué, plutôt. La chance serait peut-être de son côté.

Schubert, Mozart ou Debussy. On va voir !
Bonne chance !

Olivia se dirigea vers la harpe à la suite de la demande des enfants De Chatelet. Sa réputation de harpiste était à prouver par une démonstration et elle l'avait bien compris. Afin de prouver que sa légende était justifiée, il lui fallait montrer toute l'étendue de son talent avec cet instrument dans les mains. Alexandre la savait douée et lorsqu'elle demanda à jouer de la harpe, non sans envoyer une réplique délicieusement désobligeante à sa grande soeur, elle provoqua un torrent de réactions dans la pièce.

OUIIIIIIIIIII !!!
OUIIIIIIIIIII !!!

Alexandre fut alerté par les cris de joie de la petite duchesse et de son jeune frère. Il leur sourit avant de regarder Olivia dans les yeux. Il s'autoriserait volontiers un morceau ou deux joué par les mains expertes d'Olivia. Qu'est-ce qu'il pouvait trouver les airs qu'elle jouait absolument divins...

Comment pourrais-je dire non face à tant d'engouement venant de ma sœur et de mon frère ? Allez-y, Olivia, la harpe vous attend...
Mais Alexandre...
Allons, Cassandra, vous ne voudriez pas priver ma sœur et mon frère de bonne musique... Restez donc près de moi et appréciez la musique, vous aussi !

Cassandra l'avait interrompue, vraisemblablement très agacée de ne pas être au centre de l'attention. A quoi s'attendait-elle ? A un refus d'Alexandre avec l'ardent désir de sa famille d'écouter Olivia jouer alors que lui-même était séduit par l'idée de l'écouter à nouveau ? C'était peine perdue, Cassandra n'aurait jamais gain de cause sous le toit des De Chatelet, surtout pas avec Victoria dans les parages... La benjamine Du Barrois joua alors du Bach avec toute l'étendue de son talent, ce qui mit en joie tout le monde dans le salon de musique. Alexandre, Jules et Victoria souriaient à la voir jouer, bref, tout le monde apprécia sa musique. Sauf Cassandra, mais elle se contenta de profiter d'être assise aux côtés d'Alexandre. Il fallait bien qu'elle se contente de quelque chose...

Waow...
Alex a pas menti...
Pas du tout !

Victoria avait des étoiles dans les yeux à admirer Olivia et ses mains habiles montrer toute l'étendue de ses prouesses musicales. Elle savait la Du Barrois douée de par les récits d'Alexandre qu'elle croyait dur comme fer en leur véracité, mais en être directement témoin, en l'ayant vue de ses yeux, écoutée de ses oreilles était la consécration. Lorsque le morceau fut terminé, Victoria se leva et applaudissait la jeune fille à s'en faire mal aux mains, criant de joie. Elle était d'ailleurs suivie de très près par ses deux grands frères, malgré le fait que seul Jules se levait. Alexandre n'en était pas moins ému par la prestation d'Olivia, à lui faire de grands sourires et à lui offrir un tonnerre d'applaudissements. Il était coincé avec Cassandra à côté de lui, mais Olivia était là pour lui faire oublier son insupportable soeur.

Bravo !! Bravo Olivia !! On vous adore !!
Bravo Olivia !!

Les trois De Chatelet étaient ravis de la prestation d'Olivia qui ne manqua pas de proposer à Alexandre de jouer du piano à quatre mains elle aussi. Ce n'était pas au goût de sa grande soeur, mais l'aîné De Chatelet ne l'entendait pas le moins du monde de cette oreille.

Cassandra. En notre demeure, nous partageons l'amour de la musique avec tout le monde qui désire en jouer, je trouverais fort indélicat de ma part d'accepter de jouer avec vous et de refuser d'entendre la demande de votre soeur.
Il sait que le peu qu'elle a joué n'était pas bon ?
Je crois qu'il a joué trop fort pour le savoir...

Il avait cherché à être le plus cordial possible, mais force était de constater que ses mots étaient bien plus secs qu'auparavant. Il n'avait clairement pas apprécié l'intervention de Cassandra. De quel droit osait-elle faire sa loi dans une demeure qui n'était pas la sienne ? Il était définitivement hors de question qu'il la laisse faire. C'est alors qu'Alexandre regarda la demoiselle avant un grand sourire. Après une tirade aussi sèche à Cassandra, comment pouvait-il refuser de jouer avec elle ? Surtout, le plus important était qu'il le voulait depuis qu'il l'avait invitée en sa demeure.

Avec grand plaisir, Olivia...

Elle ne pouvait lui faire plus plaisir en lui faisant cette proposition. C'est après avoir jeté un oeil aux enfants qu'elle proposa le titre d'un morceau. Celui qu'il espérait de tout coeur que Cassandra ne retrouve pas. La Sonate. Bien sûr, pour Alexandre, il n'en existait qu'une qui était son cheval de bataille. Celle qu'il aimait jouer par dessus tout.

La Sonate..? La Sonate au Clair de Lune..?

Il tourna la tête vers Victoria et Jules qui firent leur faux air innocent. L'idée venait forcément d'eux... Jamais Olivia n'avait écouté Alexandre auparavant, elle ne connaissait pas non plus son répertoire musical. Elle ignorait qu'il s'agissait de l'air qu'il jouait le plus, celui qu'il maîtrisait à la perfection. C'est alors qu'il donna sa réponse qui déclencha une certaine allégresse chez sa soeur et son frère.

J'en serais ravi...
Bien sûr que je peux donner le nom de son compositeur, enfin, Olivia, je ne suis pas sotte ! Il s'agit de... De...

Cassandra sentit la pression peser sur ses épaules. Elle ne devait pas perdre la face devant son promis. Elle y jeta un regard plein de détresse. Bien sûr, il aurait pu l'aiguiller, mais ce n'était pas à lui qu'on posait la question, il aurait été très impoli de répondre à sa place... De l'autre côté, les enfants tremblaient d'excitation. L'adrénaline de leur pari était un énergisant naturel très efficace...

Allez-y, Cassandre, dites Mozart...
Vas-y, dis Schubert...
Mozart...
Schubert...
Mozart...
Schubert...
De Wolfgang Debussy !
J'ai à moitié gagné...
Un pari est un pari, je reconnais ma défaite !

Alexandre se raidit avant de souffler du nez. Il s'y attendait, hélas. Mais qu'avait-elle vraiment pour elle, au final ? Madame Du Barrois avait vanté ses nombreuses qualités incluant sa beauté, sa prestance et son intelligence. Du point de vue d'Alexandre, pour la beauté comme pour la prestance, il avait fait une croix dessus. Sa manière de se tenir était ennuyeuse à mourir et même si son visage n'était pas désagréable à regarder, il ne le trouva pas vraiment à son goût. Il pensait pouvoir composer avec tout ça si l'intelligence qu'on lui avait vendue suivait. Il ne put tomber plus bas. Toutes ses espérances avaient été réduites à néant. Elle ne brillait ni en littérature, ni en musique. Peut-être avait-elle l'intelligence pour faire la cuisine ? Même là, Alexandre doutait. En tout cas, il ne se risquerait pas à manger à sa table... Il regarda sa promise dans les yeux avant de lui demander courtoisement de se retirer.

Cassandra ? Auriez-vous la délicatesse de vous asseoir sur la causeuse afin qu'Olivia puisse s'installer à votre place, je vous prie ?
Oui, Alexandre...
Ouais, levez vos grosses fesses du banc, Cassandre...
Et tombe en allant t'asseoir...

Elle se leva sans discuter. Que pouvait-elle y faire sans être mal vue par son promis et sa famille ? Cassandra tenta de se retirer dignement jusqu'à la causeuse où elle serait cantonnée. Au moins, Alexandre pouvait respirer. Il se leva à son tour pour s'écarter et montra de la main le banc à Olivia pour l'inviter à prendre place.

Prendrez-vous les graves ou les aigus, Olivia ?

Une fois que son choix fut fait et qu'elle s'installa de son côté du banc, Alexandre gagna le sien. Cette fois-ci, en connaissant sa partenaire de jeu, il put lui proposer de se partager le clavier en deux parts égales contrairement à Cassandra dont il connaissait certes le jeu, mais qui était bien trop déplorable pour qu'on lui confie la moitié du piano sans craindre pour ses tympans.

Il lui fait vachement confiance...
Même moi, quand je joue ce morceau avec lui, il me donne que les aigus...
C'est déjà pas mal.
Et on joue que le premier mouvement...
Ah... Autant de notes qu'aurait pu jouer Cassandre si elle avait demandé la Sonate...
Tu crois vraiment qu'il l'aurait jouée avec elle ?
Non... Il aurait sûrement préféré devenir sourd.
Comme Beethoven.
Oui, comme le fameux « Wolfgang Debussy »...

Victoria et Jules pouffèrent de rire en regardant la volaille écervelée qui servait de soeur aînée à Olivia. Sa bêtise resterait légendaire et sa réponse fausse allait très probablement traverser les générations. Victoria se promit de partager cette idiotie au monde dans vingt ou trente ans. Il serait dommage qu'une ineptie aussi hilarante finisse par sombrer dans l'oubli. Intérieurement, elle se disait qu'elle pourrait commencer par noter toutes les absurdités que Cassandra pouvait dire, pensant qu'on pourrait sans problème en faire un livre. De son côté, Alexandre observa Olivia s'intaller confortablement sur le banc du piano avant de l'interroger, bien qu'il en savait déjà la réponse...

Ce choix de morceau était absolument parfait. Est-il de votre fait ou a-t-il été influencé par les deux enfants qui vous ont tenu compagnie jusqu'alors.. ?

Il lui souriait, les yeux lumineux et sincères. Il n'était qu'à quelques centimètres d'elle. A quelques centimètres d'une exceptionnelle musicienne, lectrice et bien d'autres choses. Son aura le charmait beaucoup, y ressentant une certaine forme de complicité malgré leurs trop peu nombreuses interactions à son goût. Il la regarda dans les yeux avant de faire disparaître le sourire qu'il avait sur le visage quand il entendit la Du Barrois aînée se racler la gorge et chercher sa place sur la causeuse. Etait-ce une façon de se faire remarquer ? Alexandre n'en sut rien, mais il tourna la tête avant de s'adresser à elle.

Cassandra ?
Oui, Alexandre ?
Je vous prie de m'excuser d'être aussi cavalier, cependant, j'aurais une faveur à vous demander...
Tout ce que vous voudrez, Alexandre !
Arg, vos aigus, Cassandre...

En effet, lorsqu'elle montait dans les aigus, la voix de Cassandra agaçait fortement les oreilles de Victoria. Celles d'Alexandre aussi, d'ailleurs, mais il se garda bien de faire un commentaire sur sa voix. La pauvre ne pouvait pas la choisir, il aurait été fort indélicat de lui demander d'en changer. Quoique...

J'ai conscience que cela vous coûtera quelque peu et de l'indélicatesse possible de mes propos, mais j'ai constaté que durant notre duo, vous aviez tendance à émettre un étrange son dont je n'arrive pas à en déterminer l'origine et j'ai entendu un curieux grincement venant de la causeuse quand vous vous y êtes assise... Vous serait-il possible de ne pas faire de bruit durant ce morceau ? Ma Sonate au Clair de Lune est mon morceau signature, celui que je perfectionne et travaille chaque jour avec une grande passion, je m'en voudrais que vous n'en profitiez pas à sa juste valeur.
Oh, Alexandre... Bien, je resterai muette et ne ferai aucun bruit, je vous le promets !
Je vous remercie.
Enfin une bonne nouvelle, Cassandre va se taire...
Mais elle grince pas, la causeuse..?
Tu sais comme il est tatillon quand on parle de sa Sonate...

Parfait. Il avait fait taire Cassandra. Ainsi, elle ne parlerait et ne bougerait plus, de peur de s'attirer les foudres de son promis. Cette sensation de contrôle sur elle le mit fort en joie. Il avait compris qu'elle lui serait dévouée, prête à tout pour le satisfaire. C'était mal d'en profiter et il le savait, mais la confession l'aiderait à soulager sa conscience. C'est alors qu'Olivia et Alexandre entamèrent le morceau signature de l'aîné De Chatelet. La Sonate au Clair de Lune.


Le premier mouvement était un succès dès les premières notes, frappées avec intensité. Alexandre sentit l'alchimie avec Olivia naître, entrant dans un duo somptueux. Ils se répondaient parfaitement, sans avoir besoin de se regarder pour se transmette les informations. Les mouvements de mains suffisaient amplement. Tout du long, Alexandre avait beau être concentré sur ses mains, là où d'ordinaire il gardait un visage neutre, cette fois-ci, ce ne fut pas le cas...

Ils jouent si bien ensemble...
Je crois que ça a pas plu à la soeur d'Olivia, regarde la, elle est verte.
Oui, c'est drôle. Et... Attends, regarde le. Je rêve pas hein ? Il...
Sourit ?!
Sourit ?!

La Sonate n'a jamais été un air qu'il jouait avec le sourire, emporté par l'émotion de la musique. Mais cette fois-ci, en compagnie d'Olivia, le morceau avait une toute autre saveur. Une douce saveur, délicieuse dont il semblait se délecter en faisant courir ses doigts sur les touches noires et blanches de son côté du clavier. Il était statique et le voilà qui s'autorisait à légèrement onduler, en souplesse, notamment sur le second mouvement qui était largement plus joyeux que le premier. Même Victoria se laissait aller à hocher la tête en rythme, elle qui n'était pas une très grande amatrice du second mouvement de la sonate, il préférant largement... Le troisième, celui que le duo avait commencé à entonner dans une passion déchaînée, dans un mouvement fort et sans retenue. Alexandre semblait être dans une transe artistique. Son coeur vibrait en même temps que les touches du piano qu'il frappait frénétiquement. A plusieurs reprises, sa main s'était retrouvée à une touche de celle d'Olivia. Elles parvenaient à se chevaucher l'une l'autre jusqu'à l'instant où elle s'effleurèrent. Au contact de la main de la demoiselle, Alexandre eut une bien étrange sensation qui lui était totalement inconnue, comme si une étincelle avait jailli en lui. Il ne sut comment l'expliquer, mais il n'en perdit cependant pas son agilité manuelle et avait porté avec Olivia le morceau jusqu'à la fin et dont le point final était à l'image de tout le reste de la sonate, puissant, joué très fort, en somme... Parfait.

Il y eut un silence d'une seconde qui se fit balayer par un tonnerre d'applaudissements qui semblaient bien plus nombreux que précédemment. Alexandre rouvrit les yeux, le sourire aux lèvres, les yeux tournés vers sa partenaire de duo, puis leva la tête où il vit les adultes qui étaient revenus du petit salon. Avait-il joué si fort qu'ils en furent alertés ? Aimaient-ils ce qu'ils venaient d'entendre ? Pour le père du garçon, ça ne faisait aucun doute. De même que pour Victoria et Jules qui s'étaient levés pour applaudir le duo de toutes leurs forces. Cassandra était restée assise, les mains sur ses genoux et la bouche entrouverte. Elle avait obéi docilement à la demande d'Alexandre et elle avait bien compris pourquoi il lui avait demandé ça. Elle avait pu profiter d'un spectacle inoubliable du début à la fin. Le garçon se leva et tendit la main à Olivia pour l'aider à quitter le banc avec un grand sourire radieux et les yeux remplis d'étoiles.

Nous avons un public à saluer...

Lorsqu'il la toucha, l'étincelle qu'il avait ressentie se réveilla une nouvelle fois. La sensation était douce et forte à la fois, à l'image du morceau qu'ils jouèrent ensemble. Une fois levés et éloignés du piano, Alexandre garda la main d'Olivia dans la sienne avant de s'incliner devant leur public. Victoria en criait encore de joie. Le duo salua humblement les adultes, les enfants et la volaille bien bas. Le garçon chuchota à la demoiselle durant le tonnerre d'applaudissements qui n'en finissait pas son ressenti quant à leur exceptionnel duo.

Vous avez été parfaite, Olivia...

Parfait était le mot le plus approprié qui vint à l'esprit d'Alexandre. Il avait travaillé la Sonate durant des années et l'avait jouée, perfectionnée sans doute des milliers de fois. Mais auprès d'elle, il l'avait sublimée.

Alexandre triompha, tenant dans sa main celle de sa partenaire de piano, s'inclinant humblement devant leur public qui applaudissait à tout rompre. Leur duo était somptueux, lumineux, divin. Ils s'échangèrent discrètement quelques mots, les chuchotant alors qu'ils étaient inclinés. Alexandre souriait à Olivia en la regardant dans les yeux d'un regard complice. Cette sonate les avait indiscutablement rapprochés.

Ce plaisir est partagé, Olivia. J'y ai pris un indescriptible plaisir...

Alexandre se redressa, droit et fier. Il observa les adultes un par un. Il ne fut pas surpris de constater que la première à avoir cessé les applaudissements était Madame Du Barrois. Cassandra n'avait sûrement pas donné un seul applaudissement à sa jeune soeur, mais il n'en fut même pas étonné. Leur relation semblait bien conflictuelle malgré la tentative élégance de ne rien laisser paraître devant leurs hôtes ou leurs invités... Monsieur De Chatelet est cependant le premier à parler après l'ovation.

Superbe interprétation, Alexandre ! Tu t'es surpassé.
Merci, Père.
Vos filles sont-elles donc toutes les deux des virtuoses de la musique ? C'est merveilleux.
Cela suffira, Olivia. Votre manière de jouer ne nous a pas fait honte. Mais cessez de monopoliser l'attention.

Alexandre sentit soudainement l'ambiance devenir glaciale à la suite de la déclaration de Madame Du Barrois accompagnée par le petit ricanement de Cassandra. Il n'en eut plus le moindre doute, désormais, les deux soeurs étaient ennemies... Le silence régnait dans le salon de musique de longues secondes, puis Alexandre regarda dans les yeux la Matriarche avant de s'adresser à elle d'une voix calme et élégante alors qu'Olivia rejoignit Victoria et Jules.

Madame Du Barrois ?
Oui, Alexandre ?
Puis-je me permettre un commentaire ?
Il serait ironique que vous ne puissiez pas vous exprimer dans votre propre demeure. Je vous écoute.
Depuis des années, que je joue cette sonate, jamais je ne l'ai jouée aussi bien qu'aujourd'hui et j'aime à penser qu'Olivia m'a aidé à me surpasser, comme vient de le dire mon père sur mon morceau signature. Je dirais même qu'elle a contribué à le sublimer.
Oh. Fort bien.
Alexandre, je vous trouve bien sévère avec vous-même.
Il a raison ! Il n'a jamais aussi bien joué la Sonate au Clair de Lune
De Wolfgang Debussy !

Les enfants riaient de la bêtise de Cassandra après l'avoir répétée indirectement à tout le monde. Alexandre resta de marbre. La bêtise ne le fit pas rire. Il garda son visage fermé alors que Cassandra cherchait ses mots, quelque peu décontenancée par la provocation indirecte de Jules.

Je voulais plaisanter, enfin...

Alexandre roula des yeux. Il n'en crut pas un mot. Venant d'Olivia, certainement, mais jamais elle n'aurait plaisanté sur quelque chose d'aussi absurde... Victoria eut la moue moqueuse avant de murmurer pour elle-même, pour Jules et Olivia sa petite pique.

Peuh. A d'autres, Cassandre, vous n'avez trompé personne...

Mais Alexandre vit qu'elle n'allait pas en rester là. Ni Madame Du Barrois... Mais il décida d'achever son commentaire. Oh, non, il n'avait pas fini. Il lui restait encore quelque chose à dire. L'étiquette avait beau être là, il se refusait à ce qu'on manque de respect à un de ses invités sous son propre toit, que ce manque de respect soit émis par un parent envers son enfant ou pas, il refusait de rester sourd à cette offense et muet pour la réponse. Il en était hors de question.

J'ajouterais, Madame Du Barrois, que j'ai eu le plaisir de partager un morceau à quatre mains avec vos deux filles à tour de rôle et qu'à aucun moment Olivia n'a cherché à se mettre en avant. Je m'étonne d'ailleurs que vous ne soyiez pas venus lorsque je jouais avec Cassandra et que vous ayiez préféré venir lorsqu'Olivia et moi-même avons joué notre duo...

Cassandra en eut la larme à l'oeil lorsqu'il mentionna son duo avec elle, bien qu'à aucun moment il n'en fut un. Elle s'était contentée de pianoter trois touches là où Alexandre s'était démené à composer avec les trois quarts du clavier. Il aurait joué les mains liées dans le dos ou les yeux bandés qu'il aurait éprouvé moins de difficulté et plus de plaisir. L'expérience en fut fort désagréable, mais hélas, la fille aînée Du Barrois n'en aurait jamais la connaissance. De l'autre côté, Victoria regarda son frère, le regard déterminé lorsqu'il avait annoncé sa réponse à Madame Du Barrois. Elle en soupira d'étonnement avant de regarder la principale intéressée.

Il vous défend comme un lion, Olivia...
Je crois que la phrase de Madame Du Barrois ne lui a pas plue. Elle est pas gentille...
Mais peut-être qu'ils sont pas venus parce que Cassandre ne mérite pas d'être écoutée et que les adultes pensaient qu'Alexandre ne faisait que s'échauffer..?
Sûrement...

L'étonnement de Victoria était partagé aussi par Jules qui vit Alexandre réagir de la sorte bien trop rarement. Ses sous entendus, sa fausse politesse avec un ton courtois, tout cela, ils ne l'en pensaient pas capable, surtout pas avec une adulte et une invitée, de surcroît. Alexandre s'était fait le bouclier d'Olivia. Il refusa qu'elle n'essuie ne serait-ce qu'une seule remarque désobligeante sur leur duo exceptionnel, et par sa verve, il venait de le prouver devant les adultes et Cassandra. Olivia, leur duo, la sonate, tout ça était inattaquable en sa présence. Madame Du Barrois avait la preuve du niveau de sa fille cadette s'il en fallait encore une car c'était son duo à elle qui la fit venir dans le salon de musique. Pas celui de Cassandra, cette torture musicale pour son partenaire de duo. Le cadet de la fratrie De Chatelet eut alors l'idée pour apaiser la tension naissante de proposer une idée.

Père ? On peut aller leur montrer les caves ?
Très bonne idée, Jules.

Alexandre avait jeté un froid dans le salon de musique à réagir à la réflexion de Madame Du Barrois qui garda au fond de la gorge la réponse du jeune duc. Il avait raison. Même si Madame De Chatelet le foudroyait du regard, qu'il aurait à répondre de son intervention plus tard lorsque les Du Barrois seront partis, il n'en eut aucun regret. Monsieur De Chatelet, plus conciliant que son épouse concèda volontiers à son fils que le morceau qui fut joué avant ne valait pas la peine qu'ils se déplacent pour l'écouter et décida que l'intervention de Jules était pour une fois l'occasion de faire table rase. Les adultes se séparèrent de ce fait en deux groupes. Messieurs De Chatelet et Du Barrois d'un côté, Mesdames De Chatelet et Du Barrois de l'autre. Elles ne manqueraient certainement pas l'occasion de parler de l'incident. Les enfants suivirent les patriarches sur tout le domaine ducal pour se rendre jusqu'aux caves. Cassandra interpella alors son promis sur le chemin.

Alexandre ? Je suis impressionnée par votre...
N'en parlons plus, je vous prie, cela vaudrait mieux ainsi.

Il s'arrêta, ayant l'air de relacer ses chaussures afin d'attendre l'arrivée des plus jeunes restés derrière. Jules et Victoria arrivèrent à la hauteur de la fille Du Barrois qu'ils n'aimaient pas, laissant celle qu'ils aiment aux côtés de leur frère qui se redressa quand elle arriva à sa hauteur.

Je vous prie d'excuser ma conduite de tout à l'heure vis-à-vis de votre mère dans le salon de musique. Vous êtes mon invitée et je n'ai pas apprécié sa manière de vous rabaisser en ma présence. C'en fut trop, je ne le supportais plus.

Il s'était exprimé avec son habituelle élégance et sa courbette légère. Il n'osa pas lui prendre la main pour la baiser. C'aurait été fort inconvenant de réitérer cette savoureuse erreur. Cassandra fut poussée vers l'avant malgré elle, à rejoindre les pères qui étaient presque arrivés aux caves d'affinage. Le domaine avait beau être grand et le paysage magnifique, ils y arrivèrent assez vite. Alexandre eut un petit sourire discret greffé sur le visage lorsqu'il était à proximité de la jeune Du Barrois. Mais il rirait bien vite, et ce, pour une toute autre raison...

On a reçu de nouveaux roqueforts ? Je trouve que ça sent plus fort que d'habitude...
En effet, ils sont arrivés ce matin, mais ils ne sont pas encore assez affinés pour sentir.
Ah, pourtant j'aurais juré que ça sentait le... Au temps pour moi, je sais d'où ça vient.

Jules avait discrètement avancé sa tête en direction de la personne devant lui. Cassandra. Une nouvelle fois, la demoiselle s'attira les foudres des enfants De Chatelet. Elle avait ouvert la boîte de Pandore en s'en prenant à Olivia, cet ange de talent musical inné et à la fougue foudroyante. Nul doute qu'elle fut accueillie en la demeure de son futur beau-frère comme si elle était l'un des leurs depuis toujours. Alexandre en profita pour ralentir le pas une fois dans les caves afin de s'entretenir avec celle qu'il voulait le plus revoir. Ce n'était pas le lieu idéal pour avoir une conversation, mais ce qui comptait pour lui n'était pas le lieu, pas plus que le sujet, d'ailleurs, mais la personne avec qui il l'avait.

Irrécupérables, ces deux-là... Ils ne vont pas trop importunée, j'espère, Olivia..? Ils ont tendance à être quelque peu... Turbulents et très expressifs. Je crois qu'ils n'aiment pas trop votre soeur, je me demande d'où leur vient leur animosité envers elle...
Alexandre lutta pour garder son sérieux. Bien sûr qu'il savait d'où leur venait leur aversion pour Cassandra Du Barrois ! Il avait la même... Mais il aurait été fort déplacé de le dire ou le sous entendre ici. Même s'il savait Olivia assez intelligente et vive d'esprit pour le deviner...

Jules ricanait de sa plaisanterie, suivi de manière plus discrète par Victoria, laissant le privilège de la discrétion à Alexandre qui présenta ses excuses à Olivia qui fut touchée par son intervention. Il inclina la tête modestement. Le jeune duc avait osé reprendre Madame Du Barrois en personne. Sans doute que Madame De Chatelet allait lui faire payer cet affront plus tard. Les conséquences pouvaient être terribles si la matriarche se mettait en colère et ses punitions étaient très strictes. Alexandre était un jeune garçon très poli et courtois, d'ordinaire, cela ne lui ressemblait pas d'être aussi insolent. Il allait devoir essuyer le courroux de sa mère. Mais pour l'instant, tout ce qui comptait, c'était sa conversation avec la benjamine Du Barrois.

J'étais on ne peut plus sincère, Olivia. Nul ne manque de respect à mes invités de la sorte devant moi et j'estimais avoir le droit de vous défendre... Notre duo était exceptionnel, parfait, et jamais je n'aurais toléré qu'on s'en prenne à vous pour cette raison.

Il s'inclina avant de prendre la main de la jeune fille dans la sienne et d'y déposer un baiser, en signe de profond respect. Il était dévoué à elle, il le savait. Son invitée la plus prestigieuse, sa favorite parmi tous ceux étant venus ce jour-là. La seule qu'il avait réellement envie de voir. Le toucher de sa peau l'électrisa lorsqu'il y passa les lèvres. La même étincelle qui était survenue lorsque leurs mains se sont chevauchées durant le piano à quatre mains. Il n'y avait pas de bague à embrasser, mais sa bouche était très proche des doigts de Mademoiselle Du Barrois, comme s'il ne craignait pas les remontrances de Madame De Chatelet. Il se plaisait à avoir un geste affectueux envers la personne la plus importante de cette famille à ses yeux. Il poursuivit.

Enfin... On ne peut plus sincère sur la partie vous concernant. Je reconnais avoir éprouvé quelques difficultés en composant avec votre soeur...

Loin devant, Cassandra observait les deux pères de famille converser sur les derniers fromages affinés arrivés en cave, suivie par Jules et Victoria qui guettaient le moindre mouvement ou son qui pourrait venir de leur nouvelle tête de turc attitrée. Jules fit un petit gloussement de dindon derrière la promise de son frère, ce qui ne manquait pas d'attirer l'attention de la benjamine, précisément lorsqu'elle mentionnait son ressenti concernant les deux enfants De Chatelet.

Je craignais qu'ils vous importunent durant mon duo avec votre soeur. Je leur ai tellement louangé vos talents qu'ils vous voyaient comme une musicienne venue des cieux...

Alexandre souriait à la jeune demoiselle après lui avoir transmis l'image mentale d'elle-même apportant la musique et le bonheur à ceux à qui elle veut bien faire l'honneur de jouer. Cette image, il l'avait lui-même visualisée de nombreuses fois lorsque quand venait le soir et qu'il s'évanouissait dans ses songes, Olivia lui apparaissait dans des paysages oniriques afin de lui offrir toute la musique qu'il pouvait désirer à partir des souvenirs qu'il avait de cette visite de courtoisie chez les Du Barrois et dont les meilleurs moments étaient liés de près ou de loin à la musique d'Olivia. Il fut tiré de ses pensées par une interrogation. Bien qu'il avait la certitude d'être un musicien exceptionnel, il tenait à offrir en retour une belle prestation à son invitée de marque.

Avez-vous apprécié ce que j'ai joué lors de votre arrivée ? Je voulais vous accueillir en notre demeure de la meilleure des manières. J'aurais aimé pouvoir jouer ce merveilleux morceau que vous avez interprêté au violoncelle lorsque j'étais invité chez vous, mais hélas, ma mémoire ne m'a pas permis d'en faire la partition.

Le souvenir de cet air de violoncelle était merveilleux, mais même avec tout le talent dont il pouvait faire preuve et son excellente mémoire qu'il avait, il ne put le retranscrire lorsqu'il essayait de noircir ses portées. Peut-être pourrait-il la demander à sa joueuse ? Alexandre n'avait aucun doute sur la capacité d'Olivia à écrire une partition, elle qui semblait savoir tout faire à la perfection. Ils reprirent leur chemin dans les caves du domaine au milieu des subtiles effluves de fromages affinés lorsque le jeune duc fit part à Olivia de son ressenti.

Je suis très heureux que vous ayiez pu venir, Olivia. Cet après midi n'aurait pas eu la même saveur sans vous...

Il ne faisait aucun doute qu'il aurait tué pour ne pas être seul avec Cassandra ce jour-là. S'il ne la détestait pas, il n'éprouvait pas vraiment d'affection pour elle pour autant. Jules et Victoria, en revanche, la détestaient déjà. La conduite de cette adolescente arrogante et rétrograde envers sa soeur avait suffit à s'attirer les foudres de la petite duchesse qui prenait un malin plaisir à lui faire payer au centuple le moindre de ses agissements, la moindre de ses paroles.

Ces fromages ont l'air délicieux, ils sentent bon le lait de vache...
Vous regardez les roqueforts...
Et donc ?
Le roquefort se fabrique avec du lait de brebis !
Mais oui, suis-je bête !

Alexandre soupira lorsqu'il entendit Victoria reprendre Cassandra. Non pas pour l'insolence éventuelle de sa jeune soeur dans le ton empli de dédain et de condescendance qu'elle avait employé pour s'adresser à elle, mais, encore une fois, par la bêtise de sa promise. Il fit un non de la tête, blasé, à côté d'Olivia. Il souffla du nez avant de poser sa main sur son visage, comme pour ne plus voir une telle idiotie. Cassandra avait beau être sa future fiancée, elle le désespérait déjà...

Le jeune duc était très heureux de pouvoir échanger avec la benjamine de la famille de sa promise. Oserait-il lui avouer que cette invitation de toute la famille Du Barrois était seulement dûe au fait qu'il voulait la revoir ? Son sens de l'étiquette allait certainement en prendre un coup. Mais le fait de mentionner leur duo suffisait à lui donner le sourire, à se rapprocher encore un peu d'Olivia. La simple mention de l'intervention d'Alexandre dans la conversation impliquant Madame Du Barrois et sa fille dessinait sur le visage du jeune duc un très discret sourire. Il ne regrettait pas son geste, pas même une seconde. Le fait qu'Olivia ait trouvé leur duo incroyable avait convaincu Alexandre : Il ne l'avait pas fait pour rien.

C'est tout ce qui m'importe, Olivia... Je chérirai le souvenir de notre duo toute ma vie. Il vaut bien toutes les réprimandes du monde...

Victoria et Jules faisaient tout leur possible pour empêcher Cassandra de s'approcher d'Alexandre. Elle ne devait pas transmettre sa maladie de la bêtise à leur frère adoré, après tout. Sa soeur la surpassait en tout point. Plus gentille, plus intelligente, plus douée en musique, plus belle, incontestablement, le fils De Chatelet était parfaitement d'accord avec ses adelphes. Cassandra n'avait rien pour elle, ni à offrir. Les petits ducs n'allaient pas passer à côté de la prestation d'Olivia.

Je leur ai dit la vérité, tout simplement. Je leur ai vanté vos qualités musicales si bien qu'il aurait été inconcevable pour eux de ne pas vous entendre. Ils aiment la bonne musique et je tiens à ce qu'ils y aient droit et non pas celle de Cassandra bien plus gauche, amatrice au point qu'il est impossible de ne pas la surestimer... Oh, mille excuses, je ne me suis pas remis de la catastrophe de l'avoir eue pour partenaire... Je vous remercie cependant de votre compassion.

Encore une fois, Alexandre se prit à avoir le propos virulent concernant sa promise. Il n'aimait pas cela. Mais au contact de la jeune Du Barrois, une certaine influence se fit ressentir dans le coeur de l'adolescent. Mais il n'en éprouva pas la moindre culpabilité lorsqu'il apprit que Cassandra avait empêché Olivia de profiter pleinement de la musique d'Alexandre. Savoir cela allait le mettre dans une colère noire. De quel droit se permettait-elle de priver quelqu'un de sa musique, surtout celle qu'il avait spécialement décidé d'inviter pour cette raison ? Elle avait beau être sa future fiancée, elle était loin d'entrer dans le coeur du garçon qui pour se calmer mentionna le morceau qu'Olivia lui avait offert lors de son arrivée chez elle. Cette partition, il la voulait pour pouvoir la jouer à son tour...

Si vous le désirez, je jouerai à nouveau la Lettre à Élise rien que pour vous dès que nous retournerons au salon de musique afin que vous en profitiez du début à la fin. Savoir que j'ai su deviner votre morceau préféré du premier coup me comble de joie... A vrai dire, Olivia, c'est pour vous que je voulais jouer depuis le début et rien ne me ferait plus plaisir que de réitérer cela.

Combler de joie était effectivement le terme exact. Intérieurement, il se sentait pousser des ailes, comme gagné par un sentiment de bien être comme il n'avait jamais ressenti auparavant. Il rebondit sur les propos de la demoiselle à côté de lui non sans se sentir flatté par les siens. Le pourpre lui monta aux joues. L'invitation avait fonctionné. Et Alexandre était sur un petit nuage à imaginer Olivia être heureuse de venir le voir.

Cette journée sans vous aurait été une journée gâchée, je le crains, l'ennui et la pauvreté intellectuelle auraient été omniprésents...

Face à la nouvelle bêtise de Cassandra, Alexandre ne sut comment réagir. Allait-il se moquer, la reprendre ou simplement l'ignorer ? Rien de tout ça. Les fromages étaient loin d'être le domaine d'intérêt de la future Madame De Chatelet qui se voyait déjà portant une merveilleuse robe de princesse pour leur mariage. Olivia serra les dents et posa sa main sur l'épaule du garçon. Leur contact suffit à lui faire simplement souffler du nez d'exaspération. Comment avait-elle réussi à l'apaiser, et en une fraction de seconde ? L'ignorance de Cassandra allait vraiment finir par lui porter préjudice un jour. La patience du jeune duc avec elle diminuait à chaque nouvelle bêtise émanant de sa bouche. Il n'avait qu'une envie, c'était de la faire taire.

Ne soyez pas désolée du manque d'intérêt de votre soeur, vous n'y êtes pour rien si rien ne l'intéresse assez pour s'y connaître décemment dans ne serait-ce qu'un seul sujet... Mais je reconnais que je peine à trouver un domaine dans lequel nous pourrions avoir un échange d'égal à égal. Je pourrais me contenter de peu, même d'un rien. Mais vraisemblablement, le rien en question se trouve être dans ses capacités intellectuelles...

Le sourire compatissant d'Olivia fit mouche. Alexandre répliqua par un sourire reconnaissant. Et dire qu'il allait devoir l'épouser un jour... Toute une éducation, un éveil mental et de savoir à faire à l'adolescente. Alexandre avait beau être patient, il n'en était pas fou pour autant. Il dégaina de la poche intérieure de sa veste un étui de cuir duquel sortait la poignée d'un couteau impeccable et gravé d'un A en lettres d'or. Il avait entendu son père parler de dégustation de fromages. Machinalement, il le sortit de son étui avec délicatesse, faisant apparaître un élégant couteau à fromage lorsqu'il s'approcha du groupe. Mais hélas, Cassandra vit un intérêt dans cette curieuse lame trouée.

Alexandre ? Pouvez-vous m'expliquer pourquoi votre couteau possède des trous ?

Mais Alexandre ne répondit pas, encore subjugué par la bienveillance dont Olivia faisait preuve à son égard. C'était elle, le centre de son attention. Nul besoin d'être un expert pour le voir, ça crevait les yeux qu'il était à l'aise avec elle, là où la voix stridente de Cassandra faisait frissonner la peau de son cou et pour les mauvaises raisons.

Alexandre ? Peux-tu répondre à la question de Cassandra, s'il te plaît ?
Oui, Père.

Il fut ramené de ses pensées par Monsieur De Chatelet qui aurait largement pu répondre à sa future belle fille, mais il ne fallait pas rater une occasion de les faire discuter, bavarder. Mais pourquoi fallait-il qu'elle voie le couteau d'Alexandre ? Ne pouvait-elle pas voir celui de Jean De Chatelet ? Ainsi il aurait pu avoir le loisir de discuter en paix avec Olivia. Intérieurement, Alexandre s'approcha de la table sur laquelle trônaient un Brie de Meaux, un camembert, un Saint Marcellin et une pyramide de chèvre très bien affinés. Il prit la place de son père et se lança dans une explication alors que Cassandra se risqua à poser sa main sur le bras gauche du garçon qui bien que mal à l'aise commença son explication. Il aurait été malvenu de faire un scandale devant leurs pères.

Avec un couteau traditionnel, lorsqu'on coupe un morceau de fromage affiné, surtout lorsqu'il est crémeux, il reste collé sur le couteau. C'est pour cette raison qu'il n'est pas nécessaire d'avoir du métal sur toute la partie centrale de la lame. Le but est de faire une coupe nette et qui puisse décoller le fromage de la lame sans effort, d'un simple mouvement de poignet.
D'accord. C'est fascinant !
Ne vous enflammez pas, Cassandre, ce n'est qu'un couteau...

Les patriarches s'accordèrent pour laisser à Alexandre le loisir d'organiser lui-même la dégustation des fromages présents. Ils quittèrent les enfants pour s'enfoncer plus profondément dans les caves, leur laissant un peu d'intimité. A moins qu'il n'en cherchaient eux-mêmes ? Alexandre roula des yeux discrètement et lança pour Olivia, comme si tout était naturel.

Un simple coup de couteau permettant de se débarrasser de quelque chose de collant. J'avoue que j'en rêve...
Cassandra ? Il va faire une découpe, vous devriez lâcher son bras...
Mais je... Bon. D'accord...

Tous les commentaires autour du contact de Cassandra suffirent à la convaincre de lâcher le bras d'Alexandre. Intérieurement, il soupira de soulagement. Sa main était pourtant douce, agréable. Mais il en dégageait un aura de malaise quand le bras et la main étaient en contact, bien moins agréable que le chevauchement des mains d'Olivia et Alexandre lors de leur duo. Le jeune duc interpelle alors son frère en inspectant les fromages comme si de rien n'était. Un De Chatelet ne se laisserait pas perturber de la sorte.

Jules ? Peux-tu couper du pain, s'il te plait ? Nous allons pouvoir faire des cavaliers. Je pense que l'affinage est assez avancé. Vous avez de la chance, ils sont parfaits.
Des cavaliers, vous dites, Alexandre ?
Oui, Cassandra. C'est un terme qu'on emploie.
Et non, il n'y a pas de cheval dans les caves...
Le pain de campagne est frais de ce matin, ça devrait faire l'affaire.
Le pain de campagne ? Oh, j'ai l'habitude de manger du pain de mie, en auriez-vous, par hasard ?
Jules ? En a-t-on ?
Bien sûr.

Au delà du fait que les De Chatelet considéraient que déguster un fromage affiné en cave avec un pain de mie industriel de mauvaise qualité relevait du blasphème, les deux garçons n'étaient même pas étonnés du caprice de Mademoiselle Du Barrois qui n'avait aucun respect apparent pour Saint Uguzon, le patron des fromagers. Mais elle restait leur invitée, à leur plus grand regret et il leur fallait accéder à sa demande. Fort heureusement, Jules appréciait le pain de mie et il en avait toujours un paquet dans les caves, mais même lui ne se risquait pas à faire un tel mélange. Le jeune garçon prit un couteau sur le plan de travail et commença à couper le pain alors que son grand frère coupa net d'un seul coup de couteau un morceau du fromage le plus petit, le Saint Marcellin. En un tour de poignet, il fut décollé de la lame, s'attirant au passage un cri de surprise et d'admiration de Cassandra devant la démonstration de force d'Alexandre. Victoria observa la découpe du fromage et esquissa un sourire presque carnassier quand elle vit son frère aîné couper un morceau du fromage disposé plus tard sur un carré de pain de mie presque sec. Il prit l'immondice entre ses doigts avant de la tendre à sa promise.

A vous l'honneur, Cassandra.
Merci, Alexandre.

L'adolescente se risqua à avancer la tête. Qu'essayait-elle de faire ? Elle prit en douceur le poignet d'Alexandre avant de l'approcher d'elle, ouvrant la bouche. Elle s'attendait vraiment à ce qu'il fasse un tel geste à son égard ? Et devant témoins qui plus est ? Il ne fallait pas faire de scandale... Mais Jules intervint et prenant le carré que Cassandra s'attendait à déguster directement dans la main d'Alexandre. Après tout, n'était-ce pas de la sorte qu'on nourrissait les poules domestiques ?

Attendez, Cassandra, il y a une manière de faire ! Je vais vous aider.

Alexandre eut la main libre et sans l'immondice que Cassandra lui avait fait préparé. Jules emmena Cassandra plus loin, prétextant mille et un arguments tout aussi fallacieux les uns que les autres pour déguster son fromage dans les meilleures conditions. La première étant de le déguster loin d'effluves d'autres fromages à proximité, sous entendu, bien évidemment, être loin d'Alexandre. Le jeune duc coupa alors un morceau bien plus beau, bien plus noble sur le petit fromage. Il souriait en disposant le Saint Marcellin sur un petit morceau de pain frais. Ce cavalier-là était pour Olivia. Il le tendit à la jeune Du Barrois, un sourire franc sur les lèvres.

Allez-y, Olivia. Goûtez donc mon coeur ...

Il avait fait exprès de lui donner un morceau avec le plus de coeur de fromage. Juste ce qu'il fallait de croûte pour en avoir un maximum de saveur et de douceur. L'équilibre parfait pour une dégustation parfaite. Victoria poussa un ricanement moqueur en voyant Jules dompter la volaille qui obéissait à la moindre fausse instruction aussi farfelue qu'elle soit qu'il pouvait lui donner. Le moins que l'on pouvait dire, c'était qu'elle savait obéir... La petite duchesse interpelle son frère en désignant sa promise du doigt.

C'est bas de lui avoir servi un morceau avec plus de croûte qu'autre chose, Alexandre... Mais c'est drôle.
Elle n'aurait pas su l'apprécier...
Pas faux...

Olivia, en revanche, pouvait parfaitement apprécier le cavalier qu'elle allait déguster... Alexandre n'avait que trop peu d'estime pour Cassandra. Il avait abandonné l'idée d'essayer d'être avenant avec elle, mais qui pouvait lui en vouloir, après tout, lui qui détestait être touché par quelqu'un qu'il n'affectionnait pas ?

La conversation avec la benjamine Du Barrois était intéressante pour Alexandre. Pour lui, il était absolument hors de question de cesser de s'entretenir avec son invitée favorite, la seule qu'il désirait réellement voir. Depuis qu'elle avait posé le pied sur le domaine des De Chatelet, Olivia était une parfaite invitée aux yeux du garçon. Il ne pouvait hélas pas en dire autant de sa promise Cassandra qui alignait les maladresses, les erreurs d'étiquette ou tout simplement un comportement déplacé en la présence de son hôte. Alexandre fut touché par les propos d'Olivia. Comment sa famille pouvait être à ce point sourde ? La musique de la benjamine Du Barrois était absolument parfaite, divine, comme jouée par des anges. Il ne manqua pas de répondre à sa réplique.

Je suis outré que votre propre famille refuse de voir toute l'étendue de votre talent musical. Mais si je dois être le seul à pouvoir apprécier votre musique et en jouer avec vous, j'accepterai humblement ce privilège.

Il en écouterait et profiterait jalousement, conservant la moindre note dans sa mémoire, dans son coeur, rien que pour lui. Les doigts de fée de la demoiselle étaient si habiles, si fins, si délicats pour jouer les plus merveilleux morceaux qu'il aurait été un crime de ne pas profiter de ce qu'elle était capable de jouer. Mais Alexandre promit à son invitée de jouer à nouveau. Cette fois-ci, rien que pour elle. Non pas que la présence des adultes, de son frère ou de sa soeur le dérangeait. Loin de là. Mais il se sentait mieux en l'absence de Cassandra. Alors lorsqu'il apprit qu'elle avait empêché à Olivia d'accéder assez vite dans le salon de musique alors qu'il jouait de tout son coeur, il vit l'occasion de rattraper ce fâcheux événement. Nul n'allait contre la volonté d'un De Chatelet sur son propre domaine...

Rien ne me ferait plus plaisir que de jouer rien que pour vous, Olivia. Bien sûr que je le ferais. Je m'arrangerai pour que nous puissions être seuls en présence d'un piano pour vous accorder ce plaisir.

Il lui fit un chaleureux sourire. Cassandra n'y serait pas conviée. Peut-être inviterait-il Olivia dans sa propre chambre, afin de profiter du piano qui s'y trouve et de jouir de toute la discrétion qu'un tel lieu impliquait ? Elle serait la seule à pouvoir profiter du privilège de l'entendre jouer. Rien que pour elle. Comme elle l'avait elle-même fait pour lui un mois en arrière lorsqu'il était invité chez les Du Barrois. C'était entendu, il allait bondir sur la première occasion pour s'enfermer dans sa chambre avec elle et jouer pour elle autant qu'il le pourra. Après tout, que faisait-il de mal ? Profiter de la présence d'une invitée n'avait rien de condamnable, surtout lorsque l'amour pour la musique la faisait avoir des atomes crochus avec lui... Olivia n'avait de toute façon rien de glorieux à raconter sur sa soeur qui aurait pu lui faire reconsidérer la question de l'intégrer dans ses plans. Elle avait beau être sa fiancée, ses centres intérêts étaient aussi limités qu'elle et elle aurait été capable de le tuer d'ennui...

Bonté divine, le ciel m'a gardé d'un funeste destin...

Le ciel ne l'a cependant pas gardé d'avoir une sangsue accrochée à lui lors de la découpe du Saint Marcellin. Il exécrait être touché de la sorte et le petit commentaire qu'il fit sur son couteau est tombé dans l'oreille d'une sourde. Ou d'une sotte, en l'occurrence, puisqu'Olivia, elle, avait parfaitement entendu le message et le sous texte qu'il impliquait. Elle était rebondie dessus avec une facilité, une aisance et une élégance qui séduisait le jeune duc, qui lui arracha un furtif sourire. Il se retint si fort d'acquiescer de la tête qu'il en eut mal aux cervicales à force de contracter sa nuque pour résister à la tentation de faire un oui de la tête franc et assuré. Son monde s'effondra lorsque Cassandra demanda à Alexandre de lui préparer une insulte à sa culture entière. Mais qui aurait osé demander du pain de mie pour accompagner des fromages aussi exceptionnels que ceux des Ducs de Chatelet ? Heureusement que le père d'Alexandre s'était retiré, sans quoi, il aurait vu l'aînée Du Barrois comme étant une demoiselle ayant de très mauvais goûts. Alexandre espérait que savoir qu'elle a demandé du pain de mie allait suffire pour que le patriarche renonce fissa à leur mariage arrangé. Mais il était encore temps de faire changer la Du Barrois et ses goûts douteux... Elle allait épouser celui qui serait à la tête de la famille comptant les meilleurs fromagers et les meilleurs affineurs de France, voire du monde. Sa famille étant dans le milieu du vin, le mariage ne pouvait qu'être parfait. Parfait. Sauf que Cassandra ne le serait jamais, elle... Alexandre soupira intérieurement, résigné. Il n'échapperait pas à ce mariage, et il le savait. Qui pourrait la remplacer, après tout ? Fort heureusement, Jules éloigna Cassandra et l'insulte à toutes les générations de fromagers et d'affineurs qui sont passés dans ces caves pendant des siècles qu'Alexandre fut contraint de lui faire. Olivia était d'ailleurs du même avis que le jeune duc sans qu'ils n'aient eu à se concerter. Il remercia le ciel de lui avoir envoyé un ange pour être à ses côtés et combattre avec panache Cassandra, ce qui ne manqua pas d'impressionner Victoria. Alexandre aussi, était subjugué par la manière si élégante qu'Olivia avait de Elle, en revanche, apprécia grandement la dégustation. Alexandre en sourit franchement en l'écoutant louanger le goût de son cavalier.

Je suis ravi de vous voir apprécier ce que vous dégustez, Olivia.

Alexandre se perdit dans son regard, dans son sourire à un point tel qu'il ne vit même pas tout de suite le morceau de fromage resté coincé près de ses lèvres. S'en était-elle rendue compte ? Certainement... Alexandre tourne la tête vers sa jeune soeur.

Victoria ? Tu n'en as pas eu, je crois.
Non ! J'en prendrais bien un morceau, d'ailleurs, s'il te plaît.
Bien, alors nous allons avec élégance regarder le plateau et détourner le regard de notre invitée quelques secondes...

Les deux De Chatelet se tournèrent vers le plan de travail afin qu'Alexandre coupe un morceau pour Victoria, laissant la possibilité à Olivia de retirer celui qu'elle avait autour de la bouche sans la crainte d'être regardée. Ce qui aurait été relativement peu élégant mais que le jeune duc aurait largement pardonné.

Non, Cassandra, il faut vous tourner dans l'autre direction, vous profiterez mieux des courants d'air !

Alexandre servit le cavalier à sa jeune soeur en haussant un sourcil. Avait-il bien entendu son frère ? Il se tourna vers un Jules De Chatelet faisant tourner en bourrique une Cassandra Du Barrois très crédule et qui obéissait docilement à la moindre instruction du garçon. Aussi absurdes furent-elles...

Des courants d'air... Dans nos caves. Mais où va-t-il chercher toutes ces âneries..?
On s'en fiche, tant que ça la maintient loin de toi... De toute façon, elle le croit.
Ceci étant, je me demande lequel des deux est le pire entre celui qui dit n'importe quoi et celle qui boit la moindre des paroles de l'autre sans y réfléchir...
C'est elle ! Au moins, Jules, il est rigolo.

Jules fit changer de position Cassandra plusieurs fois, faisant des pieds et des mains, la faisant presque poser comme un coq sur une niche. Alexandre croisa les bras après avoir reposé son couteau sur le plan de travail et fit un commentaire.

Ce qu'on ne peut en revanche pas enlever à votre soeur, Olivia, c'est son sens irréprochable de l'obéissance...
Tu crois qu'on peut aller lui demander d'aller...
N'y pense même pas.

Victoria se mit à ricaner. Ce qu'elle aurait donné à faire à cette adolescente un peu cruche mais pleine de bonne volonté n'aurait certainement pas été des plus agréables. Sans doute aurait-elle fait un très bon soldat... Mais en aucun cas une bonne épouse pour un Alexandre bien trop exigeant, avec de trop hautes attentes pour qu'elle puisse se le permettre. Il se tourna vers Olivia, le sourire aux lèvres.

Désirez-vous déguster un autre fromage, Olivia ? Un autre morceau, peut-être ?