Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

L'année s'est écoulée lentement. Comme engluée dans des journées trop longues, Tessa a regardé les autres avancer, progresser, tandis qu'elle restait au même point. Quelle différence entre la elle d'hier, celle d'aujourd'hui et celle de demain ? Aucune, sans doute, et elle nage dans la boue grise de l'indifférence. Peu importe. Cette année se finira comme la précédente, avec une bouteille à la main et des souvenirs noirs dans la tête. Et c'est très bien comme ça, il ne peut pas en être autrement de toute manière.

Et de temps en temps, comme un souvenir nébuleux tiré des ombres, la petite Tessa qu'elle était avant refait surface, lutte pour survivre et respirer dans cette noyade d'obscurité. Ce sont les moments qu'elle choisit pour jouer, ceux qu'elle choisit pour s'intéresser un tant soit peu au monde extérieur. Ceux qu'elle choisit pour sortir, aussi. Pour trouver de quoi renflouer les réserves qu'elle garde scrupuleusement cachées dans sa chambre, dans son casier, dans la salle informatique, partout où elle peut avoir accès. Il ne lui reste plus grand chose alors... Alors pendant qu'elle a l'énergie de faire autre chose que de se tuer à petit feu, elle se lève. Elle ne prend même pas la peine d'enfiler autre chose que son uniforme, inconsciente des risques que la mini-jupe pourrait lui faire courir dans certains quartiers de la capitale, ceux où les gens ne savent plus se tenir. Blasée à souhait, elle enfile un manteau dont elle est à peu près sûre qu'il est noir, glisse ses pieds dans les chaussures associées à l'uniforme, puis elle quitte son école, un sac rempli de bouteilles d'eau sur l'épaule. Vides, mais elle n'a pas l'intention qu'elles le restent longtemps.

Ses pas la portent naturellement vers un quartier pas trop éloigné, mais pas forcément bien fréquenté pour autant. Tessa connaît les rue où aucun élève de l'école ne viendra s'aventurer, où personne ne viendra la chercher. Elle trouve un bar, tout en néons, lumières tamisées et ambiance jazzy intime. Parfait. Elle pourra récupérer, en paix, ce qu'elle est venue chercher, rentrer et en profiter sans que qui que ce soit l'interrompe ou la juge.
Mais ce sont les moments où elle s'intéresse un peu au monde extérieur.

Pourquoi l'a-t-elle remarqué, ce duo ? Sûrement parce qu'ils semblent faire tout pour que ce ne soit pas le cas. Imperméables, cigarettes, mallette. Mouillés ? C'est à ce moment seulement qu'elle réalise qu'il pleut, que son propre manteau est trempée d'eau froide, comme ses cheveux. Mais son attention est focalisée ailleurs. Elle s'en fiche, d'avoir froid, de tomber malade. Au mieux, ça accélérera sa fuite de ce monde. Imperceptiblement, sans s'en apercevoir, elle s'approche. Elle entend des mots. Pas grand chose, la fin d'une conversation. Des bribes qui s'infiltrent dans son esprit embrumé. De l'argent. Continuer sur sa lancée. Une enveloppe glissée sur la table. Un peu bancale, Tessa vacille. Son bras percute la serveuse qui passe à côté d'elle à ce moment-là, renverse un verre, attire l'attention. Elle est trop proche, trop focalisée. Elle sait qu'ils l'ont vu. Et elle sait qu'ils savent qu'elle les a entendus. Écoutés, plutôt.
C'est le moment de fuir, non ? A moins que tes jambes ne soient si faibles que ça... A moins que tu aies envie que l'un des deux aient une arme à pointer sur ta tempe...

Tessa E. Buchanan

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On arrête là, la zone n'est plus safe. Ce sont des mots auxquels elle devrait réagir. Son cerveau tire la sonnette d'alarme, lui hurle de s'enfuir tandis qu'elle perçoit plus qu'elle n'entend les reproches de la serveuse, qu'elle se retrouve brièvement avec un verre dans la main, tendu le temps d'essuyer un tenue de barmaid, puis arraché aussi vite qu'il a été donné. Elle ne fait pas vraiment attention. Si la serveuse veut son aide, qu'elle la prenne. Elle n'a pas la force de protester et, de toute manière, elle a une erreur à réparer, autant que ça soit fait.

Non. La seule chose qui attire son attention, la seule chose qui la réveille un peu de son état second, de sa lutte contre l'alarme intérieure qui veut la faire bouger, ce sont les doigts qui se referment sur son bras. La voix à son oreille, calme mais menaçante. Presque agréable tout en lui tirant un frisson de peur réflexe qui ne remonte pas au cerveau. Il continue de s'égosiller, de lui crier que la main ne serre pas si fort, que le garçon n'a pas l'air si dangereux, qu'elle peut encore s'enfuir. Elle ne l'écoute pas, il n'a jamais eu raison. Elle se laisse entraîner par l'inconnu jusqu'à une banquette où il la pousse. La bloque. Ses mains se crispe légèrement sur le bord de sa robe, même si elle sait que ce n'est pas le danger qui les concerne. Ce n'est pas pour ça qu'elle est là.

Ses questions se frayent un chemin dans le brouillard. Qui es-tu et qu'est-ce que tu veux ? Je ne suis personne et je veux disparaître. Elle ne répondra pas ça. Elle ouvre la bouche pour parler, la referme en cherchant ses mots. Finit par trouver une phrase cohérente à prononcer.

» Je ne voulais pas écouter... Je...

Une vive douleur lui vrille le crâne et elle pose sa main sur sa tempe en grimaçant, baissant la tête une seconde en rompant le contact visuel qu'elle s'efforçait d'avoir jusque là, pour ne pas lui laisser d'occasion... non, juste parce qu'elle a gardé cette habitude de regarder les gens quand elle leur parle. Dans les yeux, parfois, surtout maintenant alors qu'elle essaye d'avoir l'air honnête. De l'être, aussi, peut-être.

» J'ai juste entendu quelques mots. Je ne sais pas de quoi vous étiez en train de parler.

Ses cours de rhétorique poussent son instinct en avant. Malgré la confusion qui règne toujours en impératrice dans son esprit, ses phrases sont clairs, ses mots tremblants malgré tout. Tessa regarde le jeune homme qui lui fait face. Cligne des paupières pour chasser un instant de flou. Elle se demande de quelle couleur sont ses yeux, si ses cheveux sont vraiment noirs ou juste une couleur assez sombre pour avoir l'air de l'être, dans son monde sans couleurs. Sa question lui tire un sourire amer. Comme si elle avait compté le nombre de bouteilles... Depuis juin dernier, elle doit avoir dépassé le millier. Depuis ce matin ? Elle n'en a aucune idée. Elle sait juste qu'elle a épuisé sa réserve.

» Et si on gardait chacun nos secrets, hein ?

Elle n'a pas envie de répondre à cette question. Aucun désir quelconque de se confier à un inconnu. Mais il paraît qu'elle s'intéresse aux autres. Il paraît qu'elle a des dizaines d'attitudes stockées dans sa mémoire, de toutes les fois où elle s'est adaptée aux autres sans jamais être elle-même. Adaptée pour ressembler, pour survivre, pour être aimée. Elle repense à Tess, cette fille au nom si similaire et au comportement si différent. Courageuse, énergique, peut-être un peu inconsciente. C'est presque elle qui parle à travers sa voix, quand Tessa reprend la parole.

» A moins que tu ne veuilles me donner ton secret contre une réponse à ta question. Vous parliez de quoi ?

Inconsciente, oui. Trop téméraire. Mais en même temps, elle ne risque rien d'autre que sa vie, et la valeur n'est pas très grande.

Tessa E. Buchanan

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Oui, elle a écouté. Plus ou moins volontairement, poussé par cette sensation d'intérêt trop rare. De toutes les choses qu'elle aurait pu entendre, de toutes les choses auxquelles elle aurait pu prêter attention, il a fallut qu'elle choisisse celle qui représente un danger pour sa vie. Le destin, sans aucun doute. Autant être honnête, ça ne lui arrive pas si souvent. Alors elle admet qu’elle a entendu quelques mots, même si dans le fond, elle n'a pas vraiment compris de quoi il était question.

Elle prend des risques, elle s'en fiche. Trop téméraire, la petite Tessa qui demande à un homme dangereux de lui livrer ses secrets. Mais il ne dit rien. Elle reste là, face à son silence, en attendant presque un cri, un coup, quelque chose qui lui signifiera qu'elle est allée trop loin. On ne marchande pas un secret qui semble tellement menaçant contre une information aussi dérisoire que le nombre de verres et de bouteilles qu'elle a bus dans la journée. Que feraient les autres, à sa place ? Ceux dont la personnalité ne se résume pas à un simple miroir, incapable d'autre chose que d'imiter des gens bien plus normaux ? Ils n'auraient sans doute pas osé poser cette question, pour commencer.

Un secret qui pourrait lui coûter la vie ? Un sourire amer prend place sur son visage. Allons bon. Qu'est-ce qui ne met pas sa vie en danger, ces derniers temps ? Elle hausse les épaules. Regarde autour d'elle avec un regard vague, quelques instants. Sa main vient naturellement se poser sous ses cheveux, sur sa tempe, caressant du bout des doigts la cicatrice de la balle qui lui a arraché sa vision des couleurs. Ce serait probablement plus simple de ne pas considérer cette menace comme quelque chose de positif si le monde autour d'elle ne se déclinait pas en nuances de gris.

» Ne me tente pas, répond-elle simplement, sans même y penser.

Allons, allons, ça ne lui ressemble pas de se laisser apparaître ainsi. Ça ne ressemble pas non plus à celle dont elle a emprunté l'attitude quelques instants plus tôt et qui l'a poussée à poser cette question idiote. A-t-elle vraiment envie de savoir, dans le fond ? Non, sûrement pas. Elle ferme les yeux, remet en place la façade qui l'a suivie toute sa vie.

» Un verre pour que tu puisses juger si j'en ai trop entendu ? Ou pour savoir combien l'ont précédé ? C'est quelle question, qui t'intéresse le plus ?

Elle sourit, d'un sourire nettement plus normal, presque un peu trop joyeux par rapport à l'expression qu'elle avait quelques secondes plus tôt. Non, l'honnêteté n'est pas pour elle. Elle n'aurait déjà pas dû prononcer ces mot. "Ne me tente pas". Non mais, franchement, quel inconnu avait besoin d'entendre ça ? Elle n'a jamais été du genre à laisser passer des émotions. Ni à en avoir. C'est agaçant, cette résolution idiote d'arrêter de faire semblant. Et le plus agaçant est sans doute qu'elle continue de suivre cette directive qu'elle s'est donnée, comme si ça allait faire fuir moins de gens que de continuer son adaptation ordinaire. Elle le regarde, ce garçon si mystérieux qu'il en vient à menacer une lycéenne pour éviter de se dévoiler.

» Mais je me demande quel genre de secrets tu peux avoir, pour en avoir aussi peur...

Et à quel moment ce secret lui coûtera-t-il la vie, à lui ? Après tout, s'il l'a menacée ainsi, c'est que le danger est réel. À moins qu'elle ne soit simplement face à un psychopathe capable de la tuer juste parce qu'elle l'a écouté parlé. Mais il l'aurait déjà fait, et il n'a pas la tête de l'emploi. Cela dit, elle n'a pas spécialement non plus la tête d'une dingue capable de se tirer une balle dans le crâne au nom d'un amour illusoire. Comme quoi, les apparences...

Tessa E. Buchanan

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C'est quand tu n'as aucun instinct de survie que les choses commencent à déraper rapidement. Au fond, elle ne perçoit pas le danger. Est-ce à cause de l'alcool qui a quasiment remplacé le sang dans ses veines vu son rythme de consommation, ou juste à cause de son inconscience ? Elle qui a toujours eu un sens de l'observation et un esprit analytique beaucoup trop développés ne remarque même pas l'éclat dans le regard du jeune homme, la résolution qu'il prend avant de payer ses consommations et de l'entraîner derrière lui. Elle remarque juste qu'elle n'a pas eu son verre, finalement. Sûrement parce qu'elle n'a eu le temps de répondre à aucune question.

La main serrée sur son poignet commence à la gêner. Ce n'est pas à proprement parler de la douleur mais elle la sent nettement plus que la pluie glaciale qui s'évertue à traverser son uniforme. Elle réalise au fur et à mesure qu'ils avancent que c'est la première fois de sa vie qu'elle est véritablement en danger. D'ordinaire, elle s'adapte à son interlocuteur, sait quand réagir, quand rester silencieuse, quand céder du terrain, quand être sérieuse. C'est comme si, depuis le jour où elle a compris que s'adapter à la personne en face ne lui fait pas moins risquer l'abandon, elle perdait peu à peu ses facultés sociales.
Peut-être qu'elle aurait dû se cantonner à son ancien comportement. Ça lui aurait évité de se retrouver sous la pluie, dans une ruelle, avec une légère douleur au bras.

Et avec un flingue pointé sur le visage. Son regard se fixe instantanément sur l'arme mais la peur n'est pas là. Juste le questionnement. Va-t-il lui tirer dessus ? A-t-il, vraiment, l'intention de l'abattre au milieu d'une rue ? Est-ce que ce serait vraiment un mal, au fond ? Pas comme si elle allait manquer à qui que ce soit. Becky, peut-être, et Reya. Et au moins, ça ne serait pas un suicide, ils auraient quelqu'un d'autre à blâmer. Tessa relève les yeux vers le garçon qui la menace. Aucun doute sur le fait qu'il est sérieux. Elle a presque l'impression de regarder un miroir vers le passé.
Le bruit du pistolet qu'on arme, le doigt qui tremble sur la détente.
C'est sur lui qu'elle aurait dû tirer ce jour-là, pas sur elle-même.

» Tessa Buchanan.

C'est sa réponse à sa première question. Elle a été un fait divers, à l'époque, un des multiples événements bizarres ou effrayants dans les rues de New York. Les gens l'ont oublié aussi vite qu'ils ont appris son existence, au crime ou à la tentative de suicide suivante. Pour la deuxième question, elle hésite. L’honnêteté semble être la seule solution pour s'en sortir sans se prendre une deuxième balle dans le crâne, mais quels éléments a-t-il vraiment besoin de connaître ? Elle regarde l'arme. Sa main vient, par réflexe, se poser sur sa cicatrice à la tempe.

» Parce que je suis à Indarë. Ce n'est pas la première arme qui vise ma tête.

Elle n'aime pas spécialement en parler mais, au fond, elle préfère mentionner sa tentative de suicide que les raisons qui l'y ont poussée. Elle hésite un peu, se mord la lèvre avant de soulever ses cheveux, les ramener en arrière pour laisser apparaître sa cicatrice, même si elle n'est pas sûre qu'elle soit spécialement visible, dans le noir.

» La première venait de moi.

Ou comment dire à un parfait inconnu qu'elle avait posé une arme sur sa tempe, qu'elle avait tiré et que, en prime, elle s'était ratée. Les choses auraient été beaucoup plus simples si cette balle l'avait tuée plutôt que de simplement changer le monde en vieux film sans couleurs.

Tessa E. Buchanan

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Elle l'observe. En fait, en le regardant un peu mieux, elle perçoit ce qu'elle aurait dû voir avant. La force de l'habitude, la dureté de son regard, les petits froncements de sourcils quand elle parlait, comme s'il doutait de ses paroles. Sans doute qu'il ne la croit pas. il ne serait pas le premier, au fond. Comment l'en blâmer ? Elle n'a jamais été une personne honnête et ses piètres tentatives fonctionnent bien plus mal que ses mensonges. Elle le regarde, laisse ses cheveux retomber et secoue la tête.

» Je ne cherche pas à te provoquer.

Une vérité qu'elle sait difficile à croire. Pas avec son attitude instable, son comportement bizarre et le fait qu'elle ait eu l'excellente idée d'écouter une partie de sa conversation. Honnêtement, elle ne sait pas pourquoi elle fait ça. Est-ce qu'elle veut mourir ? Pas plus qu'elle ne veut vivre. L'arme pointée sur elle, qui finit d'ailleurs par se baisser, ne l'effraie pas, mais elle ne cherche pas spécialement à se faire tuer. Si c'était son but, elle aurait sauté d'un toit depuis longtemps, celui des dortoirs n'est pas toujours si bien surveillé. Ou elle aurait trouvé un couteau, une lame, quelque chose : ils n'ont pas cru bon de les lui interdire. Au final, elle se laisse dépérir dans l'alcool. Au cas où...

Quand la balle brise le pot de fleur à côté d'elle, elle a la décence de sursauter. Ah... Elle avait oublié que le bruit était aussi brutal. Moins fort, évidemment, que plaqué sur sa tempe. Mais il y a d'autres choses qu'elle remarque. Il a compensé le recul sans difficulté. Il n'a pas eu de réaction particulière au bruit. L'habitude, beaucoup trop perceptible et beaucoup trop présente. Elle ne sait pas qui il est, ni comment il connaît son école mais, une chose est sûre, ce n'est pas la première fois qu'il vise quelqu'un. pas la première fois qu'il tire dans le but de faire peur, et il l'a sûrement déjà fait dans le but de tuer.
Un frisson la secoue, comme une dernière trace de celle qu'elle était. Celle qui veut vivre, au moins un peu.

» Je ne sais même pas qui tu es.

Sa voix est, peut-être, un peu moins stoïque. Difficile d'y mettre de l'émotion tant elle a du mal à en vivre ces derniers temps, mais il y perce quand même une pointe de précipitation. Elle a répondu vite, trop vite pour une fille qui ne craint pas la mort. Mais elle n'a aucune idée de son nom, ou de n'importe quoi d'autre concernant son identité. Au mieux elle peut deviner qu'il ne veut pas qu'on le trouve, sinon il ne serait pas autant sur les nerfs, mais ça n'importe qui pourrait le voir.

» J'ai juste entendu un bout de conversation. Tu veux les mots exacts ?

Elle le fixe un moment, baisse les yeux sur l'arme, les relève sur son visage. Tessa fait appel à sa mémoire.

» J'ai entendu parler d'argent. De continuer quelque chose. J'ai vu une enveloppe sur la table. Je n'ai pas la moindre idée de ce que tu as payé avec, j'étais juste là pour acheter à boire.

Mot après mot, sa voix s'empreint d'une note de protestation, plus proche de plaintif que de l'indigné. Peut-être qu'elle a un peu envie de vivre, finalement. ou peut-être qu'elle en a assez de souffrir. La première balle qu'elle a reçue lui a arraché sa vision des couleurs, elle n'a pas envie de savoir ce que pourrait lui retirer la deuxième, si ce n'est pas sa vie.

Tessa E. Buchanan

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Elle a déjà entendu des coups de feu. D'assez près pour avoir probablement risqué d'être sourde, même si c'est un autre de ses sens qui a été affecté. Et pourtant, celui-là semble avoir titillé une partie d'elle dont elle a depuis quelques temps oublié l'existence. Un tir, un pot de fleur qui explose, assez pour faire ressurgir la part de lucidité qu'elle noie dans l'alcool depuis son dernier bal. Et elle parle vraiment avec, au fond de sa voix, ce sentiment qu'elle pensait avoir oublié. La peur d'autre chose que de la solitude.

Il y a pourtant très peu de soulagement dans son regard comme dans son attitude quand il baisse son arme. Ses yeux restent rivés sur le canon comme si une part d'elle regrettait qu'il ne l'ait pas pointé sur son crâne pour en finir une bonne fois pour toutes. Mais visiblement, il sait ce qu'il voulait savoir. Qu'elle ne l'a pas entendu, qu'elle ne le connaît pas, qu'elle n'a aucune idée de la raison pour laquelle il se promène en ville avec un flingue. Est-ce que c'est légal ? Elle sait que ça ne l'est pas autant en Angleterre qu'en Amérique, mais maintenant qu'il n'est plus braqué sur elle, ce n'est peut-être pas une bonne idée de donner à son propriétaire une raison de le refaire.

» Parce que je suis folle, il paraît. Pourquoi tu crois que je porte cet uniforme ?

Elle hausse les épaules. Elle ne récupérera pas son attitude étrange du début de soirée, l'alcool est redescendu trop vite pour que l'incohérence de ses pensées revienne. Mais elle commence à croire à ses propres paroles. Sans doute qu'elle est folle, sinon pourquoi aurait-elle été aussi détendue avec une arme pointée sur elle ? Face à un gars qui n'aurait pas hésiter une seconde à la tuer ?
Le coin de ses lèvres s'étire quand même en un rictus sarcastique.

» Tu me libères, hein...

Elle a envie de lui dire que s'il avait voulu la libérer, il aurait tiré ailleurs que sur ce pot de fleurs. Ça lui aurait épargné bien des problèmes. Avec un petit soupir, elle s'avance dans la ruelle, s'arrête quand elle l'entend parler à nouveau. Une menace qui réussit à l'atteindre. Elle n'a pas oublié qu'une balle n'est pas toujours mortelle, qu'il peut décider à tout moment de la blesser, comme si elle n'avait pas assez de souffrance au quotidien. Elle s'en passera.

» Je t'ai dit, je ne sais pas qui tu es. Ça te rendrait difficile à dénoncer, même si l'idée m'effleurait une minute.

Elle aurait bien du mal à rapporter quelqu'un pour quoi que ce soit sans avoir la moindre idée de son identité. Et puis en dehors du fait qu'il se promène avec une arme très probablement illégale, elle ne sait pas grand chose de lui. De toute manière...

» Et ne t'en fais pas, je n'ai personne à qui raconter ça.

Son psy ne ferait que la considérer encore plus folle, sans compter qu'il lui poserait des questions sur les raison de sa présence dans ce quartier, dans ce bar. Elle n'a pas envie qu'on la prive de ça en plus. Quant à ses amis... eh bien pour l'instant elle ne sait pas trop où elle en est de ce côté-là. Mais elle n'ira certainement pas dire au peu qu'il lui reste qu'elle a failli se faire tuer en traînant dans les bars et qu'elle n'a bronché que quand la menace est passée de "mort" à "blessure".

Y a-t-il autre chose à dire ? Plus à ajouter ? Normalement, ils ne se reverront jamais. En tout cas, ça vaut sûrement mieux pour elle. Si elle retombe sur lui par hasard dans une situation du même genre, elle n'est pas sûre de s'en sortir aussi indemne. Certains risques valent la peine d'être évités, et elle était là pour... pour quoi, déjà ? Ah, oui, acheter de l'alcool. Vivement qu'elle ait l'âge de pouvoir en acheter légalement, ça lui coûtera moins d'efforts. La main serrée sur la lanière de son sac, Tessa s'éloigne, ses pieds clapotant dans l'eau qui ruisselle sur les pavés. Elle est encore trempée. Et si elle attrape une pneumonie ? Ou la grippe ? Ou n'importe quoi de mortel ? Si c'était si facile... Son regard dérive une dernière fois sur la ruelle avant qu'elle s'en aille. Un garçon étrange, tout de même. Presque assez pour réveiller sa curiosité naturelle. Presque. Elle tient trop à ne plus souffrir pour ne pas s'assurer de la rendormir.