5 août
2022

Les règles, c'est surfait

Mino Masaki

Pas douée en quoi que ce soit ? C'était globalement impossible, du moins à ses yeux, mais elle n'avait pas spécialement envie d'insister. Son avis ne changerait pas grand-chose à l'opinion que sa camarade pouvait avoir d'elle-même, et il n'avait pas grande importance. Dans sa vision du monde, tout le monde avait au moins un semblant de talent ; savoir s'il était utile ou non, apprécié ou non, était une autre histoire. Son père, par exemple, avait un talent indéniable pour la manipulation. C'était aussi un peu pour ça qu'elle n'aimait pas le concept même des Gifted. Comme s'ils étaient les seuls à avoir du talent.

- Ouais, c'est vrai. Les échafaudages ça peut être dangereux. Je t'avoue que c'est une question que je me suis pas trop posée. C'était interdit, j'avais besoin d'être tranquille, j'y suis allée.

De toute façon, même si elle commençait à perdre en force avec le manque de pratique, elle avait un corps assez sportif et assez solide pour se rattraper d'une mauvaise chute. Ça ne garantissait pas l'impossibilité d'un accident, mais ça réduisait les risques.

- Au pire s'ils nous dénoncent on risque pas grand-chose. Une heure de colle, peut-être. J'ai l'habitude.

Ce n'était pas un bout de papier avec des règles arbitraire qui allait dicter sa vie. Surtout qu'elle ne comprenait pas l'intérêt : le toit avait des barrières, pourquoi le leur interdire ? Le seul avantage était la fameuse solitude que la difficulté d'accès au toit garantissait.

- Mais ils le feront que si ça peut leur apporter quelque chose.

Règle d'or de l'adolescence : tout le monde était égoïste et exécrable, elle en avait eu des milliers de preuve. Elle avait vraiment hâte de finir sa scolarité et de se barrer dans un monde où les gens ne lui donnaient pas envie de vomir.

- Chelsea. Ta mauvaise fréquentation du jour.

Cauchemar des profs et autres Castel dès l'instant où ils proféraient la moindre règle, et boule d'angoisse s'ils haussaient un peu trop le ton, le paradoxe de son existence.

5 août
2022

Les règles, c'est surfait

Mino Masaki

Des sadiques ? Chelsea haussa un sourcil. Elle avait toujours trouvé – et trouverait toujours – les adolescents facilement plus cruels que les adultes, par expérience et en laissant de côté l'exception de son père. Aucun professeur d'Indarë ne lui avait jamais donné l'impression d'être une mauvaise personne. Agaçant, insupportablement autoritaires, complètement à l'ouest pour certains, mais pas méchant. Des adultes normaux, quoi. Le plus grave qu'elle ait eu, c'était Cordelia qui s'amusait à leur balancer des gommes. Chiant, mais bon, elle avait vu pire.

- Moui, possible. Mais ils font surtout ça pour gagner des points et que les surveillants regardent ailleurs la prochaine fois qu'ils feront une connerie.

Ou les deux. Sûrement les deux, en fait. S'attirer les bonnes grâces des responsables de l'autorité était une façon comme une autre de passer sous le radar, et les gens étaient souvent lâches. Elle ne pouvait pas vraiment juger ; elle-même avait tendance à se renfermer et se rouler en boule si la personne en face commençait à hausser le ton ou à avoir l'air violente. Une réaction "normale" d'après le psy qu'elle se coltinait depuis qu'elle avait été transférée en Potion. Ça ne voulait pas dire qu'elle ne se trouvait pas lâche pour autant. Tenir tête aux gens seulement de façon conditionnelle n'allait pas vraiment bien avec ses résolutions personnelles.

- Je sais, tu viens de le dire.

Elle s'était présentée deux fois. Bon, les gens faisaient ça parfois, c'était la même chose que les "ça va et toi ? Oui et toi ?" qui se succédaient parfois beaucoup trop quand elle entendait les gens parler. Bon, généralement, ils continuaient pour la blague une fois que le deuxième se rendait compte qu'il avait posé la question à quelqu'un qui lui avait déjà donné la réponse. Et ça pouvait durer un peu trop longtemps à son goût.
Elle n'aimait pas des masses l'humour de répétition, si on pouvait appeler ça de l'humour.

- Si tu le dis. Mais être sympa ou pas, c'est pas vraiment la question pour savoir si quelqu'un est une mauvaise fréquentation.

L'influence, la réputation, ce genre de choses, étaient les critères utilisés. Elle comptait comme une mauvaise fréquentation si on en croyait la collection d'heures de colle dans son dossier scolaire, et son casier judiciaire de mineure. Les gens comme Lena comptaient comme des bonnes fréquentations avec leur dossier parfait. Et il fallait vraiment avoir de l'eau dans le cerveau pour trouver Lena sympa.
Bon, et puis elle venait de lui faire enfreindre une règle de l'école en à peine dix minutes de conversation, c'était probablement une preuve qu'elle n'était pas un exemple à suivre.

5 août
2022

Les règles, c'est surfait

Mino Masaki

- Tu crois qu'il n'y a que les ISS qui font ça ?

Non, d'expérience, tous les adolescents en étaient capables. Les lâches plus qu'autre chose, certes, mais l'uniforme ou le côté de la barrière ne changeaient pas grand-chose. Les IRS n'étaient que ceux qui s'étaient fait prendre ou qui avaient été repérés. Personne n'était fréquentable ou sain d'esprit, quelle que soit l'école.

- Dénoncer les autres pour gagner des points c'est la base de l'adolescence... Et tout le monde est plus gentil avec ce qui leur ont rendu service.

Règle d'or du lycée et raison pour laquelle elle était pressée de se barrer d'ici. Elle détestait ce genre de hiérarchie vicieuse, cette logique tordue dès que la soi-disant autorité entrait dans l'équation.

- Non, pas vraiment. Les bonnes fréquentations sont difficiles à supporter.

Bon, certaines mauvaises fréquentations étaient aussi difficiles à supporter, comme Damen. Mais vu que Luka était une "bonne fréquentation" d'après ce genre de jugement sans valeur, ça n'avait aucune importance.

- De toute façon si c'est ça ou être un enfant sage et obéissant, je préfère être une mauvaise fréquentation.

Plutôt crever que de se soumettre aux règles.

5 août
2022

Les règles, c'est surfait

Mino Masaki

- Les adolescents sont malsains.

Evidence bardée de preuves dans son esprit. L'adolescence était une période charnière autant qu'une période vicieuse. Les esprits tordus se révélaient dès que les carcans de l'enfance le leur permettaient, et les hormones amplifiaient le mélange. Bien sûr, certains adultes le restaient, elle en avait et l'exemple toute sa vie, mais l'adolescence... Il n'y avait rien à en garder. À Cherol High, ceux qui ne vendaient pas de photos les achetaient, c'était aussi simple que ça. Pourquoi serait-ce différent ailleurs dans le monde ? L'Australie et son ancien lycée n'avaient très certainement pas le monopole de la perversion.

- Pas besoin d'être ici depuis longtemps, c'est la même chose partout.

Elle aurait dû emprunter une clope à quelque avant de monter sur le toit. L'ambiance s'y prêtait et puis... ça lui rappelait un peu le gars qu'elle avait rencontré après sa rupture avec Luka. Un gars quelle ne reverrait probablement jamais, mais c'était un souvenir positif, alors elle aimait bien s'y raccrocher.

- C'est à ça que servent les règles.

Brimer les gens, les détruire et les modeler. Sans ça, elle n'aurait jamais mis les pieds sur un terrain de volley, elle n'aurait jamais atterri dans cette école. Ou peut-être que si la justice avait bien fait le travail depuis le début, elle n'aurait pas aussi souvent l'impression que son crâne frôlait l'implosion.

- J'imagine que tu fumes pas ?

Ça serait trop simple. Et puis elle n'avait pas vraiment la tête de l'emploi.

5 août
2022

Les règles, c'est surfait

Mino Masaki

Pas eu l'occasion d'aller en cours... Chanceuse. Enfin, peut-être. Une réflexion qu'elle ne s'amuserait pas à faire à voix haute, cela dit - elle est bien placée pour savoir qu'on ne peut jamais vraiment deviner l'envers du décor. Après tout, pendant une grande partie de sa vie, elle avait été, aux yeux de tous, chanceuse. Meilleur élément du club de volley, membre par extension d'un des groupes les plus populaires de l'école même si elle ne sortait quasiment jamais avec ses équipières, avec un ami d'enfance mine de rien assez mignon qui faisait retourner beaucoup de filles et quelques mecs sur son passage. On l'avait même qualifiée d'hautaine et de prétentieuse parce qu'elle ne parlait pas à grand monde et qu'elle ne se mêlait pas trop aux autres.
Et pourtant.

Chelsea garda donc son commentaire mental pour elle et se contenta d'un vague hochement de tête. Elle avait échappé aux environnements envahis d'adolescents, mais ça ne voulait rien dire. Si ça se trouve, elle sortait de l'hôpital après des années. Ou pire. C'était une IRS, après tout, aucun d'eux n'avait une vie enviable. Qualificatif qui s'appliquait aussi probablement aux trois quarts des élèves de l'autre côté. Plutôt que de s'attarder sur la question, elle préféra changer de sujet, embrayant sur les cigarettes. Sans succès, mais ça ne la surprit pas trop.

- Hm. Dommage. Enfin, pour moi surtout, pas pour toi.

C'était même sans doute beaucoup mieux pour elle. Chelsea fit quelques pas sur le toit pour aller s'installer dos aux grilles, penchant la tête en arrière et ramenant un genou vers elle pour y poser son bras.

- Je ne sais plus si je t'ai demandé. Qu'est-ce qui t'a amenée à venir traîner sur le toit avec moi ? Tu n'avais rien à faire en bas ?

Elle avait tendance à se perdre un peu trop dans son monde, quand elle n'était pas juste en train de défier l'autorité pour le principe. Mais pour la petite blonde arc-en-ciel, qu'est-ce qui l'avait menée jusqu'ici ? Elle aurait pu se contenter de s'en aller en voyant quelqu'un essayer de forcer la serrure du toit, mais elle était restée.

5 août
2022

Les règles, c'est surfait

Mino Masaki

Oui, c'était sans doute mieux pour elle de ne pas tester. En tout cas, ça voulait dire que Chelsea ne pourrait rien fumer aujourd'hui. Tant pis, elle n'était pas accro, de toute manière, donc elle pouvait facilement s'en passer. Au moins, elles étaient au calme, à distance de la foule et de tous les idiots d'en bas. C'était toujours ça de pris.

- Hm. Pourquoi pas, hein...

Ouais, après tout c'était un peu sa mentalité aussi. "Qui te laisserait faire ?" "Et qui m'arrêtera ?" Elle faisait juste ce qu'elle voulait, donc ça ne devrait pas la surprendre que d'autres personnes suivent la même mentalité. Mais elle était un peu habituée à considérer que les gens avaient forcément un deuxième but caché. Mais oui, pourquoi pas. Pourquoi ne pas enfreindre les règles et les ignorer ? Une heure de colle ou deux n'avaient jamais fait de mal à personne, et exclure les IRS étaient... compliqué. Autant profiter de ce petit privilège, après tout. La directrice n'avait pas l'air pressée de sacrifier ses élèves à l'hôpital ou à la prison pour mineurs.

- Moui, c'est vrai. Les punitions, on s'en fout un peu. Autant être ici si tu n'as rien de mieux à faire.

En bas, ça peut attendre. Elle jeta un oeil vers la cour. Uniformes rouges et bleus qui se pressaient de tous les côtés. Ouais... elles étaient plus au calme ici.

5 août
2022

Les règles, c'est surfait

Mino Masaki

- Hm ?

Une question bizarre ? A priori tant que la question ne concernait pas les raisons de sa présence à l'IRS, elle n'avait aucune raison de refuser d'y répondre. Mais généralement, les Forge et les Potion se posaient rarement la question entre eux, parce que la majeure partie n'avait pas plus que ça envie d'y répondre. C'étaient les ISS qui jouaient les indiscrets dès qu'ils en avaient l'occasion.

- C'est pas vraiment comme si je fumais souvent.

À vrai dire, elle est plutôt du genre à en piquer une de temps en temps si elle trouve quelqu'un avec une cigarette entre les mains. Pique-assiette sur les bords, donc, mais c'est pas comme si elle avait de l'argent de poche à y consacrer.

- J'ai... rencontré un gars quand le collège était en construction, le jour où j'ai grimpé l'échafaudage. Il m'a proposé une cigarette, je l'ai pris, on a fumé ensemble, et c'est à peu près tout.

Elle ne l'avait jamais revu, mais elle se rappelait parfois de la tension qu'il y avait eu entre eux. Dire "c'est à peu près tout" était un euphémisme mais au final, à part le fait qu'il l'avait "initiée" à la cigarette en soufflant sa fumée directement entre ses lèvres, il ne s'était rien passé entre eux. Elle n'arrivait pas à savoir si c'était dommage, où si elle préférait le souvenir tel qu'il était.

- C'est un bon calmant. Et ça occupe.

Ça ne l'empêchait pas de faire des crises d'angoisse de temps en temps mais bon, ça occupait effectivement.

- Oui, clairement, il y a pire.

Là d'où elle venait, pour commencer. Indarë était un lycée, un endroit insupportable par principe, mais ça restait clairement mieux que chez son père. Ou que son ancien lycée. Mais elle avait quand même hâte de finir sa prochaine année et de se barrer de cet endroit. Celui qui a dit que l'adolescence était les meilleures années d'une vie avait dû sauter quelques étapes.

- L'avantage des zones interdites c'est que personne vient nous souler, ouais.

À part les profs, mais pour l'instant, aucune trace d'aucun d'entre eux.