Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Quitter le bal au milieu de la soirée, laisser la musique et la danse à ceux qui peuvent en profiter. Mais qu'est-ce que tu fais ?
Elle ne fait que respecter un marché qu'elle a passé il y a un an de ça, un pacte avec le diable qui lui laisse un goût amer entre la peur et la colère. Depuis l'hôpital, elle s'est jurée de ne jamais le revoir, rejetant en bloc tout ce qu'elle croit savoir, tout ce que son esprit déformé par la maladie lui impose. Pourquoi vient-elle, après tout ? Elle sait que même si elle lui affirme qu'elle n'a rien trouvé, que seul le néant se trouve derrière le fameux miroir, il ne voudra pas la tuer. Il ne pourra pas. Comme il n'a pas pu la laisser mourir quand il lui a donné une arme. Comme il n'a pas pu la laisser tout détruire l'année dernière. Ce n'est pas un hasard, s'il tient tant à la protéger. Et l'idée la crispe d'autant plus qu'elle s'efforce de toute son âme de le détester.

Elle aurait sûrement dû passer par l'extérieur pour rejoindre la piscine. Un peu d'air lui aurait remis les idées en place. Mais il y avait tellement de gens dehors... on l'aurait vue passer, et elle n'avait pas envie d'expliquer pourquoi elle se rendait dans le gymnase en pleine nuit au lieu de profiter de la fête - sans compter qu'elle ne savait pas comment entrer depuis l'extérieur. Au lieu de ça, elle s'est éclipsée discrètement derrière les rideaux rouges des murs pour se glisser dans les loges.

Passer par là n'a pas été la chose la plus simple non plus. Cette partie de l'auditorium est occupée par les groupes qui jouent pendant la soirée, et elle n'a aucune envie que quelqu'un lui pose des questions. Mais c'est justement parce qu'ils sont là que les porte magnétiques ont été temporairement désactivées et, avec un peu de chance, c'est aussi le cas de celle qui mène jusqu'au gymnase. Après avoir réussi à atteindre les petites marches qui permettent de remonter des loges jusqu'à la fameuse porte, elle prend une grande inspiration et la pousse.
Difficile de déterminer si elle est rassurée ou non de sentir le battant céder sous ses mains.

Atteindre la pièce où se trouve la piscine est un peu moins compliqué. Le bâtiment est désert, et les murs étouffent presque entièrement la musique provenant de celui qui est est accolé. Tessa déglutit en entendant ses pas résonner dans la pièce. Elle a l'impression qu'on va l'entendre à des kilomètres. Le cœur serré par une soudaine montée d'angoisse, elle se baisse pour retirer ses chaussures, continuant sa traversée pieds nus sur le sol froid jusqu'à atteindre les vestiaires. Là, sa carte marchera. Elle la passe sur le détecteur, ouvre la porte, traverse la pièce plongée dans l'obscurité avec l'assurance de celle qui la connaît par cœur, et sa main se pose sur la porte qui mène à la piscine. Il lui suffit d'un bip sur la machine pour l'ouvrir. Mais ses doigts se crispent sur sa carte sans se décider.

Qu'est-ce qu'elle est censée faire ? Quoi qu'elle dise, il ne la tuera pas. Est-ce qu'elle en a envie ? Elle n'arrive même pas à le savoir. Elle ne sait toujours pas qui elle est, mais elle n'a pas aimé la façon dont les psys ont orienté leurs questions depuis qu'elle est rentrée de l'hôpital. Elle n'aime pas non plus la lueur d'espoir que son esprit essaye de lui transmettre. Comme si Cam commençait à disparaître. Et elle n'arrive pas à déterminer si c'est une bonne chose.

Finalement, une part d'elle trouve la force de passer sa carte sur le détecteur, et sa gorge se serre en entendant le déclic qui signale l'ouverture de la porte. Vu le silence qui règne dans les lieux, elle ne peut plus vraiment prétendre qu'elle n'est pas là. Sa paire de chaussures dans une main et sa carte dans l'autre, elle pousse lentement le battant. C'est un peu trop tard pour changer d'avis maintenant, pas vrai ?

Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

"Tu es venue, finalement", dit-il comme si elle avait un instant considéré avoir le choix. Ça fait un an que ce rendez-vous est fixé dans sa vie, et jamais elle n'a ne serait-ce qu'envisagé la possibilité de ne pas s'y rendre. Et son sens de l'observation presque parasitaire, trop omniprésent, repère des choses qu'elle aurait préféré ne jamais voir. La nervosité, la façon de déglutir comme si quelque chose le perturbait, le ton plus calme de sa voix, l'air gêné de son sourire. Trop de choses qui, malgré les psys, malgré les thérapies, malgré sa propre lutte intérieure, viennent s'agglutiner à son délire comme autant de preuve. Tu vois, qu'il ne pourra jamais te tuer. Rien que l'idée lui fait top mal. Elle inspire. Dépasse la porte. Peut-être qu'il ne pourra pas... mais, au moins, ça lui donnera une occasion de lui dire en face. D'arrêter de la suivre, d'arrêter de l'approcher. Est-ce qu'elle en a vraiment envie ? Elle ne sait pas. Elle ne sait plus. La lueur d'espoir persiste à venir égratigner ses barrières pourtant si solides jusqu'ici.

» Est-ce que c'est vraiment important..?

Un soupir, plus pour elle-même que pour lui mais qui se déplace malgré tout dans le silence. À qui veut-il faire croire que sa réponse aura un impact sur la décision finale ? Comme les autres, il veut qu'elle vive. Comme les autres, il veut la sortir de tout ce qui lui embrouille l'esprit. La différence, c'est que les autres n'ont pas d'autre choix. Sa famille, ses psys. Lui ? Pourquoi ça l'intéresse autant ? Il n'a jamais voulu répondre à sa question, après tout.

» Tu n'as pas vérifié toi-même ? Je croyais que tu t'assurerais de ce que je fais.

C'est plus ou moins ce qu'il lui a dit, ce jour-là, non ? Et il était à l'hôpital, elle l'a vu. Elle sait que ce n'était pas par hasard, c'était sa chambre, précisément, qu'il regardait. Pourquoi veut-il qu'elle réponde à cette question ? Elle n'a jamais été douée pour l'introspection - rien de simple quand on est persuadée de n'avoir aucune personnalité tant qu'on ne reflète pas celle des autres.

» Les psys m'ont forcée à arrêter de boire, lâche-t-elle finalement d'une voix atone comme si c'était la réponse qu'il attendait.

Mais ce n'est pas de ça qu'il parlait, pas vrai ? Il parlait du reste. De Becky, de Tess, de ceux qui l'entourent et qui n'ont jamais vraiment su qui elle était. Il parle du miroir qu'elle a opposé au monde comme s'il était elle, entièrement elle. Sauf qu'elle ne sait pas. Le soir de l'ouragan, elle s'est presque jetée dans la tempête simplement pour pouvoir noyer son cerveau dans l'alcool. Elle aurait pu y mourir. A-t-elle ressenti l'envie de survivre ? Peut-être un peu. La peur de mourir, plutôt. C'est pour ça qu'elle s'est précipitée sur de l'alcool, après tout. En tout cas, c'est ce que les psys lui ont dit. Elle n'en est pas vraiment sûre, mais ils sont censés savoir ce qu'ils font. Après tout, contrairement à elle, ils savaient la vérité sur son histoire d'amour illusoire.

Mais elle a voulu mourir aussi, non ? Quand elle a franchi la vitre, quand elle a senti le verre s'enfoncer dans sa peau. La seule chose qu'elle a voulu protéger, ce sont ses mains. Quitte à vivre, elle n'a pas pu se résoudre à risquer de les abîmer, jusqu'à les protéger dans deux épaisseurs de tissu. Pourquoi ? Pour pouvoir continuer de tenir une manette. Peut-être qu'au fond, c'est quelque chose de vrai chez elle. C'est dans la panique qu'on réalise ce qui compte le plus, peut-être. Il y a un an, elle aurait dit son envie de mourir. Mais c'est son envie de jouer qui l'a emportée.

»Je ne sais pas ce que tu veux que je te dise.

Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Décider de beaucoup de choses... Vraiment ? Elle a du mal à le croire. Elle n'y arrive plus. Faire la part des choses lui ronge lentement l'esprit. Son poing se serre sur le pendentif qui ne la quitte plus depuis l'hôpital. Un substitut à l'alcool, d'après les psys. Même ceux d'Indarë n'ont pas réussi à la faire lâcher prise, et ils ont sans doute estimé que c'était mieux, que ça lui faisait un catalyseur pour son envie de boire. Peut-être qu'ils n'ont pas tort, mais elle aurait préféré l'alcool à tout ce qui se bouscule dans sa tête. le silence est toujours plus agréable que le doute. Silencieuse, incapable de vraiment trouver une réponse à sa question, elle tique cependant à ses paroles.

» Simple ?

Une question simple ? Il y croit vraiment ? Il est vraiment persuadé que c'est une question à laquelle on peut répondre sans hésiter, naturellement, comme s'il n'y avait qu'une vérité ? Comme si les émotions étaient quelque chose de clair ? Elle ne les connaît pas, elle ne les comprend pas. Et, franchement, elle n'en a pas envie. peut-être que sa vie était mieux quand elle les ignorait et qu'elle se contentait de les noyer, mais tout le monde semble être contre son avis. Non, il faut qu'elle guérisse, il faut qu'elle s'ouvre au monde, il faut qu'elle arrête de boire, il faut qu'elle existe. Pourquoi tout le monde persiste à vouloir lui donner une foutue identité ? Ses poings se crispent sans même qu'elle s'en aperçoive.

» Tu trouve ça simple ? Viens faire un tour dans ma tête, je t'en prie, et trouve-moi une seule chose qui est simple.

Elle ne devrait sans doute pas s'énerver pour un seul mot. Pas s'énerver contre lui non plus, en fait, mais elle ne peut pas s'empêcher. C'est ça ou accepter ce que son esprit lui hurle, cette raison pour laquelle il la suit, pour laquelle il veut autant la protéger et l'aider. Elle préfère le haïr, le haïr de toutes ses forces, quitte à le forcer à presser la détente dans la colère. Au moins, ce sera plus simple pour tout le monde. Après tout, ce sont les gens auxquels on s'attache le plus qui peuvent tirer le pire de nous... n'en est-elle pas la preuve vivante ? S'il tient vraiment à elle, peut-être qu'il tirera dans un éclat d'énervement. La question reste de savoir si elle le veut vraiment.
Parce qu'au final, c'est ça, qu'il lui a demandé.

Enfin, s'il veut tout savoir, qu'il sache. Pourquoi ne pas le laisser juger, après tout ? Comme ça elle n'aura pas besoin de se poser la question. Elle peut faire un résumé distant, froid, comme elle l'a toujours fait ; en tant que littéraire, elle sait décortiquer des histoires et les raconter sans juger. Et elle lui laissera la décision. Ouais. Autant dire qu'elle ne va pas mourir.

» Les psys m'ont chopée après le bal. Ils m'ont forcée à arrêter de boire et ont essayé de me sevrer pendant trois mois. J'ai rouvert mon club. J'ai parlé avec Becky sans m'énerver.

Elle avait lutté de toutes ses forces contre son instinct, pour être plus exacte. Et même si elles se reparlent comme avant, Tessa n'est pas vraiment sûre d'où se situer. Elles sont amies. Mais pour combien de temps ? Becky finira bien par partir. Elle ne sait toujours pas si ça valait la peine d'essayer.

» Quand ils nous escortaient pendant l'ouragan, je me suis enfuie. J'ai trouvé un bar, j'ai vidé je ne sais pas combien de bouteille, dont une sur ma jambe pour en arracher des bouts de verre.

Est-ce que ça répond vraiment à sa question ? Probablement pas, mais elle a laissé ses émotions de côté, même si le souvenir du verre planté dans ses jambes, ses bras et son dos lui laisse encore des sueurs froides. Pourtant, ce sont sûrement ses émotions qui l'intéressent, plus que le reste.

» C'est une fille que j'ai trouvé à l'étage qui a retiré ceux dans mon dos. Après je suis allée à l'hôpital, mais ça tu le sais déjà.

Après tout, il est venu la voir. De l'extérieur, peut-être, sûrement parce qu'il n'aurait pas eu le droit d'entrer de toute manière, mais il est venu. Et ça ne l'énerve que plus.

» Après je suis rentrée, j'ai gagné un tournoi de TF2 avec mon club, et a priori j'ai réussi mes examens, cette fois.

C'est plus facile quand on n'a pas l'esprit embrouillé par l'alcool. Elle n'arrive même pas à déterminer si ça lui fait plaisir ou non. Elle est censée faire quoi, après ? Des études ? Sûrement. Elle s'est déjà inscrite à l'université, mais elle ne sait pas vraiment ce qu'elle va en faire. Peut-être qu'elle ne vivra même pas pour écouter un seul de leurs cours.

Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Le laisser juge... C'était sa décision, au début. Celle qui a pris le contrôle de sa voix et de ses actes là où son esprit ne lui retournait que le silence. Au final, ce qu'elle en obtient est une main serrée sur sa gorge, le choc d'un mur dans son dos, un regard chargé de colère. ce sont les gens auxquels on s'attache le plus qui peuvent tirer le pire de nous... Oui, évidemment. Seul le réflexe de son corps la pousse à essayer de respirer. Peu importe qu'il soit énervé, peu importe qu'il pense qu'elle se moque de lui. Elle a décidé de lui laisser le choix final, et la main serrée sur sa gorge a répondu pour lui.
Il n'en sera pas capable. Jamais. Quoiqu'elle fasse et quoi qu'elle lui dise.

» Peut-être que je suis juste comme ça... parvient-elle à articuler à voix basse, juste avant que la prise qui l'étouffait se desserre.

Le changement de ton, le changement d'attitude. C'est seulement quand elle sent une chaîne glisser sur sa paume qu'elle réalise qu'il n'est pas le seul à avoir relâché sa prise, que la sensation d'asphyxie a ouvert son propre poing fermé sur le pendentif. Une sensation de panique s'infiltre brusquement dans son cœur, la même force de manque que le sevrage forcé qu'on lui a imposé pendant l'été. Un instant, son regard se brouille. Elle en a besoin. Elle en a besoin.

» Rends-le moi...

Elle ne cherche même pas à croiser son regard, ses yeux sont rivés sur le pendentif qu'il tient en main. Elle n'a pas envie de répondre à sa question - pour quoi faire ? Il connaît très bien la réponse, vu que c'est lui qui le lui a laissé. Mais la sensation de manquer d'air qu'il lui oppresse la poitrine, elle, est impérieuse et tyrannique, plus forte encore que l'asphyxie qui la menaçait. Elle n'a jamais guéri de l'alcool, elle n'a fait que le transposer. Elle le sait, elle le sent d'autant plus maintenant qu'on la prive de sa catharsis, de son seul moyen de lutter. Le manque qu'elle a dissimulé dans son obsession revient lui brûler la gorge et lui serrer les entrailles, plus fort que jamais. Sa main se pose sur celle qui retient le pendentif. Ses ongles s'enfoncent dans sa paumes, tirent sur les doigts pour essayer de leur faire lâcher prise.

» Rends-le moi !

À mesure que la voix du garçon se fragilise, celle de Tessa se fait plus forte, quoiqu'aiguë et éraillée par les émotions autant que par la poigne qui lui bloquait la gorge quelques secondes plus tôt. Il n'a pas le droit de le lui enlever. Pas après le lui avoir donné. Après tout, il lui pose la question, mais sa question est trop précise. Comment pourrait-il savoir qu'il s'agissait d'un bar s'il ignorait comment elle l'a trouvé ? Mais bien sûr qu'il sait. Il sait parce qu'il l'a laissé là pour elle, parce qu'il l'a suivie jusque là... Peut-être même qu'il a envoyé la fille qui a ôté le verre de son dos, pour ne pas venir directement. C'est possible, après tout. Il a bien dit, l'an dernier, qu'il ne serait jamais loin, pas qu'il viendrait la voir directement. Et elle ne l'a jamais vu depuis. Alors qu'il envoie quelqu'un d'autre pour l'aider... Oui, c'est logique.

Un colère sourde remonte dans son cœur. Pourquoi ? Pourquoi, alors qu'il y a cette petite rouquine qui ne demande que ça, persiste-t-il à courir après elle ? Elle ne veut pas qu'on l'aide, elle ne veut pas qu'on la sauve, elle ne veut pas qu'on l'aime. Pourquoi personne n'arrive à comprendre ça ? Ses doigts se serre, ses ongles s'enfoncent davantage dans la paume qu'elle n'a pas relâchée comme s'ils essayaient de la faire saigner. Son regard se lève enfin vers le sien, empli d'une colère qui ne s'exprime qu'en deux phrases, froides et dégoulinant d'une ironie malsaine.

» Alors, comment tu vas ? Raconte-moi, ça devrait être simple, non ?

Une audace imprimée par un position de force ? Non, ce n'est même pas l'état dans lequel elle se sent. Aussi fragilisé qu'il ait l'air d'être, elle sait que le provoquer aura toujours le même pourcentage de chance de le mettre hors de lui et de lui valoir une nouvelle réaction excessive. Mais elle ne sait même plus ce qu'elle veut.
Peut-être qu'elle le mérite, après tout...

Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Un cadeau ? Et alors ? Ça n'a pas de sens. Pourquoi il veut le récupérer après le lui avoir laissé ? Il regrette ? Oui, sûrement. C'est ce que tout le monde finit par faire, hein... Pourtant elle ne renonce pas, elle n'arrête pas de lui demander, encore et encore, de le lui rendre, prête à lui faire mal, à le blesser, quitte à essayer de lui arracher la peau. Mais... Quelque chose a changé. Elle ne le perçoit pas vraiment, comme si le message que son cerveau essaye de lui envoyer était court-circuité par son besoin presque vital de remettre la main sur le pendentif. Même lorsque celle-ci se retrouve bloquée contre le mur, Tessa ne réagit pas. Ne réalise pas. Elle n'a pas envie de se calmer, elle n'a pas envie d'affronter ses angoisses, ses peurs et ses maladies. Alors pourquoi tient-il tant à lui arracher la seule chose qui lui permette de les oublier ?

Elle insiste. Elle insiste jusqu'à ce que la colère prenne la place du désespoir, jusqu'à ce qu'un fond de rage trouve la force de remonter dans sa gorge et dans ce regard pour prononcer une phrase glaciale d'ironie. Et puis son cerveau finit par rattraper le réel. Le fait que ses ongles ont perdu leur cible depuis un moment, que le regard face au sien n'est plus exactement le même, que les mouvements qu'elle imaginait faire n'était que ça : son imagination qui prenait le pas sur le réel. Pour cacher la proximité qu'elle ne réalise que maintenant. Pour protéger son esprit contre les interprétations qu'il pourrait en faire.
Pourtant ce n'est pas sa maladie qui parle.
Et même si c'était le cas, elle est trop noyée dedans pour l'envisager.

Elle n'a pas le temps ni le loisir de prononcer un mot que le réel se superpose à ses illusions et s'y entremêle comme un poison. Les grands yeux violets s'écarquillent tandis que quelque chose vacille et se brise dans son esprit. Ce n'est pas en train d'arriver. Si. Non. S... Non non non ! Pourtant elle sent la pression sur ses lèvres, celles des mains qui retiennent les siennes, celle qui essaye de briser la cage de verre autour de son esprit. Faiblement, son bras tente de s'écarter du mur, de se libérer de sa prise. Je le déteste... Je le déteste, de tout mon cœur et de toute mon âme. Ce n'est pas moi qu'il veut, c'est elle. C'est elle qu'il devrait vouloir ! Je le déteste ! Je le dé...t...este... Pourtant, la résistance de sa main s'affaiblit jusqu'à disparaître. Elle sent ses paupières se clore à moitié malgré les larmes de rage et de frustration qui commencent à naître au coin de ses yeux.
Ils se rouvrent lorsque la sensation disparaît. Que son cœur et sa gorge se serrent en harmonie, un mélange d'émotions incertain tourbillonnant dans sa poitrine.

» Tu n'as pas le droit de me faire ça...

Sa voix tremble plus qu'elle ne l'imaginait, et elle ne sait même plus pourquoi. Trop de raisons. Parce que le réel et l'illusion ne parviennent plus à s'entendre sur leur limite. Parce que son rejet des rapprochement se heurte aux méandres de sa maladie. Parce qu'elle réalise que c'est la première fois de sa vie qu'elle sent des lèvres se poser contre les siennes, et qu'elles appartiennent à un homme qu'elle a voulu détester de toutes ses forces. Parce qu'elle n'arrive plus à savoir ce qui est vrai et ce qui est issu de la folie qu'on ne pourra jamais lui extraire du crâne. Parce qu'elle a peur. De lui, d'elle surtout, des battements de son cœur qui n'arrivent pas à se calmer.

» Tu n'as pas le droit ! Pas le droit... de jouer avec ce qui se passe dans ma tête...

Comment est-elle censée savoir ce qui est réel et ce qui ne l'est pas ? Il prétendait vouloir l'aider alors pourquoi... pourquoi il ne la laisse pas rester loin de tout ça..?
Pourquoi...

Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Le colère gonfle dans son cœur autant que la peur, le rejet, le frustration, les autres émotions que tout cela cherche à museler. Non, ce n'est pas simple. Rien n'est simple quand elle entre dans l'équation, rien n'est simple quand elle commence à réfléchir et à s'infiltrer dans le monde, au lieu de le laisser flotter autour d'elle et la modeler comme si elle n'était qu'un fantôme. Elle aimait être un fantôme, un miroir, une ombre dans la lumière d'un autre. Mais on ne lui laisse jamais la possibilité de s'effacer en paix. Et ensuite, les choses deviennent compliquées.

» Tais-toi. Je n'ai pas envie de t'entendre, et encore moins envie de t'écouter...

Elle ne sait même plus si elle a prononcé ces mots où si elle les a seulement pensés. Quelle importance, de toute façon, vu qu'il continue de parler quand même ? Elle n'a pas envie de croiser son regard, pas envie de lire dans ses yeux comme dans un livre et de comprendre ce que lui semble avoir tant de mal à démêler. Alors elle tourne la tête, la mâchoire toujours crispée par la colère qu'elle ne parvient qu'à empêcher d'éclater, sans pouvoir la réguler pour autant. Elle s'en fiche, qu'il ne comprenne pas, qu'il ne joue pas, qu'il trouve la situation compliquée. Aussi compliqué ? Non. Il est à des années-lumières du chaos qui se bouscule dans sa tête, avec son air perdu et sa voix faible, alors qu'elle a juste envie de hurler. De lui dire de se taire, de la lâcher, de partir, de disparaître... Pourtant elle finit par tourner la tête vers lui de nouveau. Et son regard exprime toute la colère qui finit par franchir ses lèvres dans une tirade tranchante.

» Inventer ? Qu'est-ce que j'ai inventé, là, hein ? Comment tu peux oser dire ça maintenant ?!

Depuis l'hôpital, c'est la même rengaine. On essaye encore de lui dire qu'elle s'invente des choses, mais elle sait que c'est faux. Que ce n'est pas son imagination. Est-ce qu'il n'est pas justement en train de le lui confirmer ? Comment peut-il prétendre que c'est une invention de sa maladie alors qu'il est en train de lui affirmer et de lui prouver l'inverse ? Ses poings se serrent. Non, il a raison, il ne comprend pas. Il ne comprend pas ce qu'il piétine avec ses actes et ses paroles.

» Je n'ai rien inventé ! Je ne suis pas malade ! Et c'est encore pire.

Parce que quoi qu'il pense, quoi qu'il fasse, elle, elle ne sait pas. Elle ne sait pas comment fonctionne son propre esprit, son propre cœur, gangrené par la peur et la maladie. Elle voulait s'éloigner, à jamais, de toute ce qui pourrait y semer le moindre doute, mais il ne lui a même pas laissé ce choix. Quoi qu'elle dise, quoi qu'elle fasse, quoi qu'elle pense maintenant... il finira par y trouver une place. Et elle ne le supporte pas.

» Pourquoi tu ne peux pas juste être avec elle ?! Au lieu de venir m'empoisonner l'esprit ! Je ne veux pas... Je ne veux pas...

La colère semble descendre aussi vite qu'elle est montée, emportée par les larmes qui lui serrent la gorge depuis trop longtemps. Comment peut-il ne pas comprendre ? Savoir que c'était réel ne fait que noyer encore plus sa réflexion et ses pensées. Elle le sait, que c'est réel. Depuis le début, c'est pour cette raison qu'elle a fait autant d'efforts pour le détester. Pour l'éloigner, pour ne pas le laisser continuer de s'attacher à elle, parce qu'elle ne voulait pas qu'il s'accroche, pas qu'il lui coure après. Elle ne veut pas qu'on se rapproche d'elle. Pas comme ça, du moins. C'est trop instable, trop destructeur, trop ce qu'elle craint et ce qu'elle déteste, trop de risques d'abandon, trop de solitude, trop d'incertitudes.

» Je te déteste...

Tessa se recroqueville encore plus en réalisant que les mots ont perdu les couleurs de la vérité, elle qu'elle essaye d'y insuffler depuis des mois. Ça fait trop longtemps... trop longtemps qu'elle résiste à ses avances... Le collier, l'hôpital, et même avant ça...
Combien de temps peut-on décemment repousser quelqu'un avant d'être épuisée ?

Tessa E. Buchanan

Lycée |:| 4°A, Potion

Elle ne le croit pas. Elle n'a rien inventé, ce sont ses mots à lui. C'est lui qui a dit qu'il garderait un œil sur elle, qu'il saurait ce qu'elle faisait. Lui qui l'a retrouvée sans difficulté après leur première rencontre, lui qui l'a empêchée de mourir quand bien même elle n'attendait que ça, lui qui est là, maintenant... alors comment peut-il prétendre qu'elle a inventé quoi que ce soit ? Non... elle ne le croit pas. Peu importe ce qu'il dit, elle ne peut pas croire ça. Ce n'est pas sa maladie, elle s'est éloignée de tout ce qui  y ressemblait de près ou de loin. Elle sait pourquoi il est là, elle sait pourquoi il n'aurait pas eu la force de presser la détente même si elle avait prouvé qu'il avait eu tort. Il ne peut pas sincèrement croire qu'elle a tout inventé, pas alors qu'elle sent son souffle sur sa peau.

Quelque chose dissocia cependant brusquement son esprit des sensations auxquelles elle s'efforçait de résister. Des paroles qui se fichèrent dans sa tête pour y rallumer la flamme de colère soufflé par la résignation. Elle les comprend alors qu'elle sent ses lèvres se poser dans son cou. Elle est beaucoup trop pure pour moi... Malgré le soupir un peu tremblant qui lui échappe malgré elle, la phrase tourne en boucle dans sa tête. Passe à travers des prismes d'interprétation qui reviennent injecter une dose de vérité dans les derniers mots qu'elle a prononcés.
Non, pas exactement. C'est une autre part d'elle qui s'en alimente. Se noie dedans comme elle l'a toujours fait.
Si Lily est mieux qu'elle...

Son esprit s'embrume. S'assombrit. Se noircit comme il l'a tant fait par le passé. Peut-être qu'il a raison. Elle est trop enfoncée dans les ténèbres pour valoir mieux que cette fille. Ça ne la dérange pas. Dans un monde en niveau de gris, elle est prête à se détruire dans les ombres les plus noires... mais pas comme ça. Elle réalise à peine que ses lèvres répondent au baiser qui s'est emparé d'elle. Comme toujours lorsque son cerveau reprend les commandes, le réel devient flou, intangible, inexistant. Elle sent par contre beaucoup trop la pression qui se détache de ses poignets. Analyse. Calcule. Sa main glisse vers le bas avant qu'il n'ait le temps de croiser ses doigts au sien, remonte le long de son bras pour redescendre la ligne de ses côtes et de sa taille. Alors que leurs lèvres se séparent, les doigts de la jeune femme se referment sur une forme trop familière, presque réconfortante dans son esprit gangrené par la folie.
Ne me trahis jamais. Trop tard. Elle recule sa main brusquement et plaque le canon de l'arme contre sa tempe, à quelques millimètres de sa cicatrice.

» Recule. Et ne bouge pas, ou je tire.

Le menacer lui ne sert à rien, c'est sa vie à elle qu'elle doit mettre en jeu. Parce qu'il sait qu'elle n'hésitera pas à presser la détente au moindre geste, ce qui ne fait qu'appuyer le sérieux implacable de son regard. Non, elle n'hésitera pas. Sa haine d'elle-même reste la plus forte des colères qui peut lui brûler le cœur.
Et il ne veut pas qu'elle meure.

» Lily est trop pure pour toi, hein... Je suis quoi, alors ? Le deuxième choix du dépit ?

Pour la première fois de la soirée, sa voix est mortellement calme, son doigt posément calé sur la détente, à un réflexe d'appuyer sans le moindre doute. Ses yeux violets reflètent la force de sa colère égocentrique, la détermination pragmatique qui guide ses gestes et ses paroles dès que sa peur la plus primaire reprend les commandes.

» Je ne suis pas un lot de consolation. Je ne suis pas celle que tu as parce que tu ne t'estimes pas digne de l'autre, et que tu finis par laisser de côté une fois que tu réalises que tu avais tort.

Non, elle ne laissera pas quelqu'un s'attacher à elle pour l'abandonner ensuite, pas encore une fois. Elle en a assez de servir d'intermédiaire. De combler des fractures jusqu'à ce qu'on trouve une manière de les réparer. L'amie qu'on laisse de côté quand on trouve mieux. Celle qu'on abandonne pour s'accrocher à des sentiments qui finiront par disparaître. La fille dont on se préoccupe pour se remettre du départ de sa femme, puis qu'on laisse de côté quand on trouve une nouvelle femme à aimer. La gamine, petite favorite du prof, qu'il finit par laisser tomber en réalisant qu'elle n'est pas saine d'esprit. Sa vie est pavée de ce genre d'erreur. Elle n'acceptera pas celles qu'elle peut éviter.

» Trouve quelqu'un d'autre à utiliser pour supporter le fait que tu ne l'auras jamais.

Tessa ne bouge pas. Statique, la main toujours fermement serrée sur son arme, elle le fixe pour repérer le moindre mouvement initié pour essayer de la lui arracher des mains.