Je n'ai plus rien à faire ici. C'est ce qu'il a dit, presque sa dernière phrase avant de partir. La suivante, et le briquet qui a suivi, n'étaient pas préméditée. Non. Rien n'était prémédité. Parce qu'il ne pensait pas que son père allait débarquer en pleine soirée et parce qu'il ne s'attendait pas à un jour dire... ça. Tout ça. L'idée lui serre encore l'estomac. Le monde autour de lui quand les mots qu'il a gardé pour lui toute sa vie ont franchi ses lèvres. J'ai tué quelqu'un.
Damen se replie dans le coin de la scène pour lutter contre la nausée qui lui remonte dans la gorge. Combien de personnes ont entendu ? Combien ont compris, mal compris ? Est-ce que ça a vraiment un semblant d'importance ? Il y avait Evan. Emily – mais Emily est bien la seule qui le savait déjà. Qui d'autre ? Des visages neutres, inconnus, des gens qui auront sûrement oublié la teneur de la conversation, trop occupés à s'écarter des flammes. Les flammes... C'est vrai qu'il a fait ça. Impulsivement, dans un excès de colère, sans vraiment y réfléchir. Mais tant pis. Tant mieux ? Peut-être. Il l'a dit lui-même, après tout : il n'avait plus rien à faire ici. Heureusement que ça fait bien longtemps qu'il n'a plus rien d'important dans cette maison. Depuis le jour où son père a proféré cette menace et tout tenté pour le pousser à partir, allant jusqu'à utiliser sa propre mère contre lui. Mais ça n'empêche pas la question, lancinante, de revenir. Et maintenant ?
Qu'est-il supposé faire, maintenant ? Exploser au milieu d'une fête n'était pas dans ses projets. Il faut dire qu'il n'en a jamais eu, de projets ; il fuyait d'une catastrophe à l'autre pour se donner l'impression d'exister et il a la sensation d'avoir finalement heurté un mur. La limite au-delà de laquelle il n'est plus possible de fuir, le moment où la dernière solution est de se retourner pour faire face à ce à quoi il tente d'échapper depuis tout ce temps. À supposer qu'il sache encore à quoi il tentait d'échapper.
Soupir. Il sait déjà qu'il ne bougera pas d'ici. Il n'a pas envie de sortir, autant profiter d'une soirée de fermeture pour être tranquille. Sauf qu'il n'est pas sûr non plus que ce soit une bonne idée. Parce que même s'il n'est pas très haut, l'idée de se laisser tomber de la scène lui fait de l'œil depuis qu'il est arrivé. Et que seul, malgré tout ce qu'il fait pour lutter contre depuis des années, il n'est pas sûr d'y résister. Ça fait trop longtemps que la tentation chuchote à son oreille. Trop longtemps qu'il flirte avec le vide. Il n'en mourra pas, alors qu'est-ce qui l'en empêcherait ? Peut-être que se casser une jambe ou un bras lui ferait du bien quelques temps.
» N'y pense même pas.
Il relève la tête, son regard tombant directement dans les yeux bleus d'Emily, chargés d'une colère qui cache mal son inquiétude. Il est certain qu'elle ne l'a pas suivi, mais elle le connaît assez pour savoir qu'il n'a pas mille endroit où se réfugier. Peut-être qu'Evan est parti du côté d'Indarë pendant qu'elle venait ici, histoire de couvrir la zone plus vite. Il est content que ce soit elle qui l'ait trouvé. Son petit agneau n'a pas à le voir comme ça. Personne ne devrait avoir à le voir comme ça, en vérité. Peu importe.
» Tu lis dans les pensées, maintenant ? » Je connais ton regard. Et je vois très bien où il est fixé.
La colère a déjà disparu de sa voix tandis qu'elle avance pour se hisser sur la scène à ses côtés. Il la sent passer son bras autour de ses épaules et ferme les yeux, à peine réconforté. Depuis des années, il flirte avec la limite qui transforme sa vie en chaos sans jamais la faire voler en éclats. Jusqu'à aujourd'hui.
» Emi... » Je sais. Je ne te laisserai pas seul. Tu sais que mes parents n'auraient aucun problème à ce que tu restes un peu chez nous..
Sa gorge se serre. Aucun problème, vraiment ? Est-elle trop optimiste ou ne réalise-t-elle pas qu'il y avait des photos, des vidéos à cette soirée ? Que tout ça va finir sur internet, passer à la télé, être partagé, amplifié, réutilisé par son père et par ses opposants jusqu'à devenir un jeu politique où lui-même n'aura plus de réelle existence ? Et même sans ça... Il doute que ses parents tolèrent sous leur toit quelqu'un comme lui.
» Non. Je vais rester ici. » Tu ne peux pas vivre ici, Dame... » Pourquoi pas ? Il y a tout ce dont j'ai besoin. Un canapé, des douches, un frigo, de la compagnie. Qu'est-ce qu'il me faut de plus ? » Du soutien ? » J'ai dit... » Je sais ce que tu as dit. Compagnie et soutien, ce n'est pas la même chose. Et je ne te laisserai pas tout seul là-dedans.
Il sourit faiblement. Il n'arrive pas à savoir si ses paroles l'apaisent ou l'angoissent. Il n'a pas envie d'aller vivre dans une maison normale. S'il n'a jamais mis les pieds chez Emily, ce n'est pas pour rien. La dernière chose qu'il veut, c'est sentir la jalousie lui ronger les entrailles en la voyant avec ses parents, dans cet environnement qui a fait d'elle le parangon de gentillesse qu'elle est aujourd'hui. Envier sa meilleure amie est une chose qu'il refusera toujours. S'il reste chez elle, même quelques heures, même une seule nuit, il n'est pas sûr de pouvoir s'en empêcher.
» Viens au moins à l'université avec moi l'année prochaine. Ou cet été. » ... » Je sais que tu n'aimes pas dormir avec des gens. Il y a des chambres simples, tu n'auras pas de colocs. Et tu seras en sécurité, pas enfermé dans un bureau sous un strip-club. » Et je devrais choisir des cours. Emi, je... » S'il te plaît, Damen. Je sais que tu ne sais pas quoi faire de ton temps. Les cours n'ont pas d'importance, prends n'importe quoi, mais ne reste pas ici. Je ne veux pas passer mes nuits à me demander si tu seras encore là demain matin.
Il se raidit. Elle dit ça comme si ce n'était pas déjà ce qu'elle faisait, alors qu'il sait très bien que c'est le cas. Que les cernes sous ses yeux ne viennent pas uniquement de ses longues heures de travail ininterrompues, mais aussi de tout ce temps passé à se demander s'il ne risque pas de suivre Leo, plus ou moins volontairement. Si elle ne va pas se retrouver seule du jour au lendemain.
» Je ne te demande jamais rien. Fais ça pour moi. » ... D'accord.
Qu'est-ce qu'il pourra bien faire dans une université ? Rien d'intéressant, sans doute. Mais c'est mieux que d'ajouter un poids supplémentaire à la conscience d'Emily. Après tout ce qu'il lui a fait subir, il lui doit bien ça. Pour le reste, il verra. C'est le principe de reprendre à zéro, non ?
