Je finis tôt le lundi. Quinze heures, après mon cours de spé. Généralement, je profite de ces heures-là pour bosser un peu sur mes cours, surtout que j'ai pas mal de contrôles cette semaine. Il fait pas encore trop froid en plus, pour une fin de mois de novembre, donc je peux réviser un peu dehors jusqu'à ce qu'il fasse nuit. Le parc est bien éclairé, en plus. Je me suis donc posé un peu pour revoir mes cours de maths et de bio. Pas mes moins bons sujets, je m'en sors même plutôt bien vu que c'est ceux où mes fautes d'anglais se remarquent le moins, mais j'ai des contrôles demain et j'ai vraiment envie de finir le semestre sur des bonnes notes. Il reste plus beaucoup de temps avant les bulletins. Depuis la rentrée je suis pas mal, autant que ça reste comme ça.

Pour la plupart des gens, réviser est ennuyeux. Je dirais pas que ça m'éclate mais j'ai quand même pas cette impression pesante que le temps s'écoule au ralenti. Quand je me perds dans mes bouquins et mes cours, j'arrive un peu à oublier tout ce qui se passe autour de moi et ça me sort assez facilement de ma tête. L'Angleterre a eu un bon effet sur moi. Je me suis fait des amis et j'arrive à passer outre beaucoup d'anciens problèmes. Avec mon traitement en plus, j'ai vraiment juste... l'impression d'avancer. Et dans le bon sens, pour une fois.

Je relève la tête de mes bouquins quand le soleil commence à décliner. Il est déjà vachement tard, en fait. Dix-sept heures ? Peut-être un peu plus. Ah, oui. 17h30. D'accord, donc j'ai passé presque deux heures à bosser, je pense que je peux m'arrêter là pour aujourd'hui. Rentrer aux dortoirs, me pencher un peu sur mon projet d'électronique histoire d'avoir quelque chose à montrer demain, passer à la cafet pour manger un truc, traîner à la salle commune. Bref une soirée normale.

C'était le plan, en tout cas. Jusqu'à ce qu'un ballon roule à mes pieds alors que je marchais vers les dortoirs. Je tourne la tête en réajustant mon sac à dos sur mon épaule. un garçon me demande si je peux le lui rendre. Cet uniforme... c'est un collégien ? J'en croise rarement, je sais qu'ils ont plus d'heures de cours que nous et leur bâtiment est un peu à l'écart. On a les mêmes dortoirs, mais la salle commune est un peu... l'antre des lycéens, si on peut dire ça comme ça.

- Oui, bien sûr.

Je pousse doucement le ballon pour qu'il roule dans sa direction, puis je regarde autour de nous. Il n'y a personne dans le coin, à part lui et son ballon.

- Tu es tout seul ? Besoin d'un gardien pour ton but histoire de rendre les tirs un peu moins faciles ?

Je crois bien l'voir entendu crier "but", un peu avant que le ballon attaque mes baskets. Un partenaire de sport ne fait jamais de mal, et ça fait un petit moment que j'ai pas eu l'occasion de jouer, alors pourquoi pas ? Ça coûte rien de proposer.

Ok, je ne m'attendais pas à ça. Je suis un garçon plutôt secret, de base, mais on dirait bien que celui qui me fait face n'a pas les mêmes filtres. Et ce qu'il me raconte me fait froid dans le dos. J'ai peur de comprendre. J'ai même peur d'un peu trop bien comprendre. Que sa mère est morte, et que son père n'y est pas étranger. C'est ça que ça veut dire, non ? Je me mords la lèvre avec un petit frisson. Quel âge a-t-il ? Si c'est un collégien, pas plus de quatorze ans. Il a l'air encore plus jeune que ça, quand il s'exprime. Il paraît que les drames empêchent parfois de grandir au même rythme que les autres.

- Ne t'inquiète pas, je suis solide. J'ai survécu au croque-mitaine.

Je suis un peu trop facilement entré dans son jeu. Enfin, j'imagine que pour lui ce n'est pas un jeu, plutôt une manière de se protéger. Je me souviens encore de ce que ça fait. Quand j'étais plus jeune, j'attribuais tous mes cauchemars au croque-mitaine, et mes pensées les plus sombres aussi. Depuis, je n'y crois plus vraiment - mais je fais toujours des cauchemars, par contre.

Des rires m'empêchent d'ajouter quoi que ce soit. Des rires comme j'en ai trop entendus. Contre moi. Des rires qui m'ont...
Non. Respire. Je tire sur l'élastique autour de mon poignet pour me calmer un peu. Ce n'est pas le moment de penser à ça, ni d'avoir des réminiscences.
Je n'ai pas envie d'être une cible.
Mais je ne peux pas les laisser faire, si ? Non. Mon frère m'a dit que quand on protège quelqu'un, on oublie ses propres peurs. Visiblement, il m'a menti. Mais même comme ça, je peux pas laisser ce pauvre enfant se faire humilier comme ça. Il a déjà assez souffert.

- Vous me faites de la peine. C'est triste de vivre comme vous et d'oublier où est son coeur.

Je ne suis pas méchant, ça va contre mes principes. Mais j'ai des souvenirs qui remontent à la surface et ça me noue l'estomac. Je suis sûr que les gens peuvent devenir meilleurs. Qu'ils ne se rendent pas compte quand ils font du mal à quelqu'un parce qu'ils ont leurs propres problèmes et que ça les aide à les oublier. Je n'ai connu qu'une seule personne qui est foncièrement mauvaise. Une seule que j'ai eu envie de voir souffrir. Une seule que je ne pourrais jamais comprendre ni pardonner.

- Vous avez sûrement mieux à faire que d'insulter quelqu'un de plus jeune que vous.

Soyez intelligents et partez. S'il vous plaît. Je n'ai pas envie d'être une cible. Je n'ai pas envie d'attirer l'attention, pas envie de me refaire ce genre d'ennemis. N'y pense pas. Si j'arrive à leur faire comprendre que ce qu'ils font est vain et cruel, ils vont partir.

Des tarés. Mouais. Si ça leur fait plaisir, pourquoi pas, l'essentiel c'est qu'ils ne restent pas et qu'ils nous laissent tranquilles. Au moins, ils ont arrêté de jouer les tyrans et ce pauvre enfant est débarrassé. J'ai accompli ma mission.

- Ne t'inquiète pas, j'ai eu pire.

Bien pire. À côté, me faire traiter de taré c'est presque une tape sur la tête. Au moins, ils sont partis vite et il se sont contentés de commentaires. Je pense qu'on est à des années-lumière de ce que j'ai vécu en France.

- Ce n'est pas toi le problème. C'est eux. Si les gens sont méchants, ce n'est pas de ta faute.

Certaines personnes sont juste méchantes. Certaines personnes sont aussi mal influencées et se comportent cruellement envers les autres parce qu'on ne leur a pas appris à faire autre chose ou parce qu'elles pensent que c'est la meilleure manière d'être acceptées. C'est censé passer avec l'âge. L'adolescence est compliqué, c'est ce qu'on nous répète tout le temps. C'est ce que mon frère me répète tout le temps aussi, donc peut-être qu'il y a du vrai là-dedans.

- Je l'ai pas vaincu, je le tiens à distance. Mais ça marche bien.

La peur ne disparaît jamais vraiment, et les cauchemars non plus. Mais j'ai appris à la contrôler. On m'a appris à la contrôler, plutôt, mais le résultat est le même. Et ça se voit qu'il a peur de quelque chose, aussi. Comme Jun, comme d'autres personnes autour de moi. J'ai tendance à faire empirer les choses quand j'aide quelqu'un, mais je ne vois pas comment je pourrais empirer quoi que ce soit ici. Il veut juste jouer au ballon et j'ai pas mal de temps devant moi.

- Bien sûr. Je vais t'apprendre. Montre-moi déjà ce que tu sais faire.

Je suis déjà prof de biologie et de savoir-vivre, je peux bien rajouter prof de sport à ma liste de qualifications. Et son sourire est adorable, pas le genre de sourire auquel on peut refuser quoi que ce soit. Je ne comprendrai jamais les gens qui peuvent être méchant envers quelqu'un d'aussi adorable.

Il a l'air tellement enthousiaste, ce gamin. Ça me fait encore plus de peine de me dire que les gens son aussi gratuitement méchant avec lui. Je trouve ça triste d'en arriver là ; d'être cruel parce qu'on ne sait pas quoi faire d'autre. Parfois, je me demande si j'aurais pu devenir comme ça, à force d'être pris pour cible. Certaines carapaces, quand on se sent trop pris pour cible, peuvent devenir plus dangereuses que les poignards qui nous blessaient. Heureusement, je n'ai pas pris cette direction, je pense que j'aurais était incapable de me regarder dans le miroir.
En tout cas, rien que de voir sa façon de s'enthousiasmer sur son ballon même après être tombé, je ne regrette pas de m'être interposé.

Bon, par contre, son ballon a fini dans un arbre. Ma priorité, c'est quand même d'aller l'aider à se relever après sa chute plutôt que de me soucier de la balle, mais je sais pas trop comment on va le récupérer. Je suis pas bien grand, et lui non plus - en fait, il fait quasiment ma taille, je sais pas trop comment je dois le vivre. Même en sautant je pense qu'on n'a aucune chance de réussir à le décrocher.

- Tu tapes super fort.

Je souris. Je vois ça comme un compliment. Avoir un bon coup de pied c'est important pour faire du foot, après tout, même si généralement le but n'est pas de l'envoyer vers le haut. Mais en même temps, sur un vrai terrain, il n'y a pas d'arbre non plus, et puis à son âge, je visais aussi un peu au hasard. L'essentiel c'est de s'amuser. Une fois qu'il s'est relevé, je le suis jusqu'à l'arbre pour essayer de décrocher le ballon. Ça risque de prendre du temps - et de l'imagination. En temps normal, j'ai pas mal de ressource pour résoudre les problèmes, tant que je ne suis pas directement concerné, mais j'avoue que le voir essayer de grimper à l'arbre m'a un peu pris au dépourvu.

- Tu vas te faire mal, on va trouver une autre solution.

J'espère déjà qu'il ne s'est pas trop blessé, ses mains ont l'air vachement rouges. Il n'a pas l'air de s'être pris une écharde, cela dit. Je préfère l'arrêter avant que ça arrive, quand même, manquerait plus qu'il se fasse vraiment mal.

- Je peux essayer, oui.

Il n'a pas l'air bien lourd, ça devrait aller même avec ma force de crevette. Un jour, il faudra que je me penche sur ce détail. Pas que j'ai spécialement envie de devenir une montagne de muscles, non, mais j'aimerais bien ressembler un peu moins à une brindille. Déjà que je vais rester petit toute ma vie... Je lui laisse le temps de trouver sa branche pour pousser le ballon, puis je me baisse pour qu'il puisse grimper sur mon dos. Ça m'angoisse quand même un peu d'être responsable de sa sécurité. Si je le lâche...
Non, calme-toi. Ça va bien se passer, il n'y a aucune raison qu'il tombe si je le tiens bien.

- Elijah.

Puis je souris.

- Oui, bien sûr, je peux t'apprendre. Je suis pas le gars le plus doué du monde, mais je connais deux ou trois trucs.

Confiance en moi relative, pour changer. Il faut dire que Julien a toujours été plus doué que moi dans le domaine, mais ça ne veut pas dire que je suis nul pour autant. Cela dit, avant de lui apprendre quoi que ce soit, il faut déjà qu'on arrive à récupérer cette balle.

Oui, j'imagine que repousser le croque-mitaine tient d'une certaine forme de magie. Une magie qu'on ne développe pas vraiment tout seul et qui tient plus du mental que de la sorcellerie, mais entre la méditation et tous les trucs qui servent plus de rituels que de véritable processus scientifiques, la différence est mince.
Enfin, à voir son dos, je crois que son croque-mitaine est pire que le mien.
Papa loup-garou a endormi Maman. Oui, c'est ça qu'il m'a dit. Il faut croire qu'il avait aussi une autre cible.

Il n'a même pas l'air de s'en rendre compte, je n'arrive pas à savoir si c'est une bonne chose ou si c'est triste. Mon psy m'a dit qu'un jour, montrer mes bras ne me ferait plus le même effet. Je suis disposé à le croire, mais je pense que je n'en arriverai jamais au niveau de sérénité que ce garçon. Et ça me fait un peu peur pour lui. Est-ce que c'est vraiment bon signe de s'y être autant habitué à son âge ? Je sais que c'est pas vraiment mon boulot, ça m'inquiète quand même. Sauf que je me vois pas amener le sujet. C'est pas le genre de choses auxquelles ont a envie de penser, en général. Surtout qu'il a l'air tout content d'avoir réussi à récupérer son ballon, je voudrais pas changer ça. Il n'a pas l'air de s'être fait mal en tombant, non plus.

La première chose à faire, vu que ça a l'air de lui poser des difficultés, c'est de lui apprendre à tirer. C'est vrai qu'il ne place pas son pied correctement et que du coup, même s'il tire bien, sa visée est un peu aux fraises. Mais ça s'arrange facilement avec un peu de technique et d'entraînement - d'accord, beaucoup d'entraînement.

- Ça dépend de ce que tu veux faire. Mais déjà pour un tir puissant en ligne droite, il faut que tu tapes avec le dos de ton pied. Là.

Je tapote le haut de ma chaussure, juste là où il y a les lacets, pour lui montrer. Mon frère sait faire pas mal de choses au foot, même des tirs qui ont l'air de se courber et qui son insupportables à avoir en face de soi quand il marque avec. J'ai peut-être un peu moins de techniques, mais je m'en sors quand même avec les bases. Techniquement, il y a tellement de manières de tirer dans une balle que je pense que tout est valable. Là, il a l'air de vouloir que ça aille droit, donc c'est avec le dos du pied sur le centre du ballon.

- Je vais te montrer.

Je m'approche de lui et me place à côté de la balle avant de reculer un peu pour prendre un peu d'élan et tirer. La balle arrive pile où je visais, c'est à dire dans le tronc de l'arbre où elle s'était coincée un peu plus tôt, avant de rebondir et de revenir en roulant dans notre direction. À peu près notre direction. Je vais la récupérer pour la ramener près de nous, avant de lui réexpliquer étape par étape comment mettre son pied, et de lui donner le feu vert pour taper une fois qu'il arrive à le placer comme il faut.