La traque est une activité particulière. Certains sans doute voudraient voir en cela un art. Peut-être. Mais traquer une vie s'accroche plus à la pensée pragmatique qu'à la contemplation. Il faut savoir calculer les meilleurs mouvements. Plus qu'un art, donc, c'est un jeu. Un jeu de dupe. Un jeu dont les règles poussent à l'endurance et à la réflexion. Chronophage. Et capable de cacher certaines surprises. Ces jeux sont ceux qu'il préfère. Lui. Il en connaît les règles. Apprenant, jours après jours, de quoi est composé les milieux qu'il doit infiltrer. Qu'il doit toucher, caresser. Embrasser. Le Loup aime traquer. Parce que ce jeu est dangereux. Et parce que quitte à apprendre les règles, autant les utiliser … jusqu'au bout.

Traquer un individu comme le Corbeau change beaucoup de règles. Mais cette réalité change-t-elle définitivement le jeu ? Non. L'essence reste la même. Il est juste nécessaire de faire attention à plus de détails. De calculer avec précision. S'attarder sur la préparation.
Sans que cela ne devienne trop. Sans que cela ne devienne définitivement préparé. Ses dernières altercations avec la belle Lyra auront sans doute poussé son instinct de survie à se faire plus attentif. Plus soupçonneux. Ce désavantage – pour le traqueur – peut aussi bien être un avantage pour celui-ci. La paranoïa murmure souvent à ceux qui ont une raison de l'écouter.

Et rend la partie plus amusante.
Tout devient alors une possible poudre aux yeux, manipulées par un illusionniste. La seule chose à faire est d'en profiter.

Mais. Sköll reste face au Corbeau. Les crocs de la paranoïa seuls n'aideront pas. Personne ne doit oublier cela. Surtout pas lui. Qui actuellement se prépare, à le rencontrer pour la première fois. Parce qu'il faut bien voir de lui-même ce petit trésor à détruire. Ce petit jouet qui a échappé au créateur. Voir ce qu'il a à perdre. Voir ce qui remplace son ancienne vie. Ce qui vient combler les trous. Une rencontre ne suffira pas. Mais, une rencontre est déjà un premier pas. Et, à l'inverse de T-Bug, le Loup n'a pas le souhait ou la mission – directe du moins – de le tuer. Apprendre à connaître une autre personne ? N'est-ce pas dans la nature même de tout être humain ?

Quittant ainsi sa douche, l'homme glisse une serviette autour de son bassin. Attrapant une petite boîte, il l'ouvre. Une paire de lentille. Délicatement, il pose ces verres de contact sur ses yeux. La couleur automnale disparaissant dans une légère obscurité, artificiellement naturelle. Contemplant le résultat dans un miroir, un léger sourire se pose sur ses lèvres. Un rien peut changer une personne. Malheureusement, tout ne peut être modifié sur ce corps – un certain tatouage, par exemple. Mais les cheveux et les vêtements s'occupent très bien de la discrétion.
Prenant ainsi congé de la salle d'eau, le jeune mécène laisse tomber sa serviette tout en approchant de son lit. Des vêtements, posés sur la literie. Couvrant un bâillement de sa main, le jeune homme s'étire. Un peu. Il fait craquer légèrement ses os. Avant de doucement récupérer les tissus. Couvrant tout d'abord sa nudité, puis le reste de sa silhouette de ces vêtements.

Un pantalon simple. Type cargo. Un t-shirt à manches longues, accompagné d'une veste à capuche. Glissant ses pieds dans des bottes, il tape légèrement sur le sol avec. Quelques bijoux. Aussi. Bague au majeur gauche. Bracelets. Deux au poignets gauche, un au droit. Sa main s'ouvre. Se ferme. À nouveau, Rune Campbell s'étire.
Alors que le rôle vient lentement suinter sur son visage. Sur son attitude. Son regard. Naturellement, être quelqu'un d'autre. Facilement, pouvoir mêler le naturel et le jeu. Le faux du vrai. Être le Rune Campbell qui quitte le quotidien des soirées et des préparations de spectacles.

Être, simplement.
Au point que cela soit une seconde peau. Un second souffle. Une autre façon de respirer. Aussi facilement. Aussi naturellement.
Faire craquer ses doigts. Ses poignets. Regarder le coffre dans lequel est rangé une arme simple. Non. Pas ce soir. Faire danser un couteau papillon dans sa main. Le jeter. Le rattraper. Peut-être. Au cas où. Non. Pas ce soir. Alors, finir par le ranger à sa place.

Attrapant un sac, il y glisse quelques éléments. Livre. Un porte-feuille. Fausse identité. Carnet. Stylo. Le nécessaire pour pas trop s'emmerder quand on passe une fin de journée dans un bar – un comportement pas si rare que ça. Découvrir de nouveaux lieux. Trouver un temps pour soi, sans être toujours chez soi. Quitter une habitude pour interférer avec elle et lui trouver de nouveaux visages. Ce n'est pas si rare. Et c'est ce qu'il sera, vu qu'aujourd'hui il sera pas un habitué qui entrera dans un bar.

Attrapant son téléphone. Il envoie un petit message sur une ligne cryptée. Celle de la belle. Pour la prévenir au dernier moment de sa propre initiative.

Il aurait pu lui en parler avant. Bien entendu qu'il aurait pu. Mais il voulait aussi tester. Un peu. Sa façon de réagir. Ce qu'elle pourrait dire. Ce qu'elle pourrait penser. C'est ce qu'est Sköll : quelqu'un qui ne veut pas être simple à comprendre. Et, à ce jeu, sans dire qu'il est le meilleur … il a réussi à en faire tourner. Des têtes qui ont tenté de suivre son raisonnement. Mais est-ce si surprenant qu'il y aille ? Pas vraiment. N'est-ce pas son travail de récupérer des informations ? Il existe tant de méthodes pour le faire. Dire bonjour et échanger autour d'une table de jeu est quelque chose de parfois plus efficace qu'un quelconque simulacre de noyade.

Rangeant son téléphone, il vérifie s'il lui reste suffisamment de cigarettes. Bonne quantité. Quittant alors les lieux – ses appartements, qui dominent les étages supérieurs de son Cabaret –, le mécène fini par s'en cramer une, rangeant paquet et zippo dans le sac qu'il traîne à son épaule.
La capuche sur la tête – le câble d'écouteurs descendant le long de sa gorge – il avance alors. Jusqu'à ce bar. Ah. Comment il s'appelle déjà ?

Ah.
Oui. Il porte bien son nom.
L'Enigma.
Un bon nom pour un lieu où de nombreux jeux peuvent se jouer.

Samedi 15/09/22, Bar l'Enigma
19h35

L'ambiance est plutôt agréable. Quelques parfums alcoolisés dominent. Retirant un écouteur pour saluer correctement le patron, le blond observe. Un instant. Un très court instant. Il remarque. Les banquettes libres. Celles qui ne le sont pas. Un couple. Qui se lance quelques œillades. Quelques piliers qui discutent des dernières actualités mondiales. Puis lui. Qu'il ne regarde qu'un instant, un court instant, comme quelqu'un qui passe dans son regard sans avoir d'intérêt. Ses cheveux sombres. Sa petite bouille d'ange. En train de manier une queue de billard et d'échanger avec une autre silhouette.

La posture du deuxième est bien meilleure.
Mais le premier se débrouille bien aussi.
C'est le calcul, l'expérience et la dextérité qui font toute la différence dans ce jeu.
Un effet mal dosé … et voilà que la boule n'entre pas. Dommage. Une autre fois, peut-être ?

Puis retourner sur le patron. Alors que d'autres visages passent devant son regard admiratif de l'endroit. Un homme seul, préférant se perdre dans une mélancolie profonde. Un autre couple. Une serveuse, qui passe simplement pour donner deux verres au couple. Puis. Tranquillement. Quelques mots, lancés au patron d'une voix simple, polie. « Un whisky s'il vous plaît. Sans glaçon. » Puis aller à une table. Fermer les yeux. Alors que les conversations résonnent au milieu des quelques notes de ce qu'il écoute d'une seule oreille. Les ouvrir, ensuite. Juste pour regarder l'écran de son téléphone. Passer quelques informations.

Remercier. D'un sourire charmant – peut-être charmeur – le serveur qui dépose le verre sur la table. Avant de reprendre sa lecture virtuelle. Une nouvelle boule entre. Bravo. Un beau coup, semble-t-il. Oui. Le deuxième est bon. Le premier aussi. Mais le deuxième – ce jeune à lunettes – a quelque chose. Dans ses mots. Dans son attitude. Ah. Oui.
Un instant, le blond boit une gorgée. Comprenant assez facilement. En faisant une nouvelle observation. Il aime gagner. Bien. Intéressant. C'est une possible approche. Lui aussi se débrouille – disons que cela reste une bonne manière d'occuper le temps. De discuter. D'apprendre à se mêler aux autres dans des bars. N'allez pas croire que les Bikers refusent sa petite tête blonde. Après quelques petites humiliations, ils ont su accepter de lui parler. Entre deux parties.

Mais pour le moment. Ce n'est qu'un livre qu'il sort. Alors qu'il profite du confort de cette banquette. Good Omens. De bons présages, oui. Il faut parfois … pousser sa chance. Ainsi que les bons présages. Mais ne jamais aller trop vite. Ni trop loin.

Aujourd'hui il ne sera qu'un visage. Qui parlera pour la première fois avec le beau brun.
Maintenant ? Non. Trop rapide. Plus tard. Sans doute.
Il pourrait bien entendu prendre la place de Lyra. Juste ajouter un poison et laisser faire – ou se faire embaucher, ajouter du poison et laisser faire. Mais ce n'est pas son boulot. Simplement approcher. Connaître. Une traque. De longue haleine. À laquelle il ne semble même pas concentré. Vu que son regard se perd dans les histoires de Rampa et d'Aziraphale.

Samedi 15/09/22, Bar l'Enigma
21h30

Le livre est fermé. Tranquillement. Les dernières pages approchent. Mais s'il n'était là que pour lire, cela serait une perte de temps magistrale. Terminant son deuxième verre, il en commande un autre tout en se redressant simplement. Durant sa petite attente, il a tout de même parlé. Avec un serveur. Avec le patron. Quelques banalités. Mais des banalités importantes – celles qui font qu'un client retrouve le chemin de cet établissement plutôt que de prendre celui d'un autre.

En tant que propriétaire de cabaret, il reconnaît ces banalités. Et il y plonge. Naturellement. Devenir un habitué n'est pas un défaut en soi.
Ce serait même un léger avantage avec lequel jouer. C'est ainsi qu'on apprend à vivre : jouer avec les réputations permet de s'approcher facilement de certains.

Le duo continue de manipuler les queues de billard. Bien. Il semble que le brun soit prêt à passer encore quelque temps ici. Une autre partie. Bien. Le sable s'est suffisamment écoulé. Remerciant à nouveau la personne qui lui emmène son verre, il attrape son sac. Et s'approche. Pour observer la table. Les joueurs. « Bonsoir. » Un regard. Vers le meilleur des deux. « Bon niveau. Belle maîtrise de l'effet. » Sincérité dans son léger sourire. Alors qu'il regarde le jeu être préparé.

« Ça fait quelques dizaines de minutes que vos parties me donnent envie de quitter ma lecture. Mais au vue des autres tables … » Vides. « J'imagine que je ne peux pas vous proposer un deux contre deux. » Quoique. Le patron pourrait sans doute participer. Ou quelqu'un d'autre. Pas comme s'il connaissait une quelconque personne pour proposer. Lui.

Il hausse les épaules. « Enfin, vous avez tous les deux un bon niveau ! » Un regard vers l'autre. Le Corbeau qui dans ses yeux n'est qu'un joueur. Rien d'autre.

Le loup laisse entendre léger rire traverse les lèvres. La réalité des parents qui fixent et jugent. Surveillent et sévissent lorsque le jugement est sans appel. Un léger regard – compatissant – envers le meilleur joueur des deux, plus jeune donc que Chris Raven. Saluant d'un mouvement de main le jeune homme, Rune incline la tête. « Ne t'inquiète pas. Ne te fais pas engueuler. Bonne soirée ! » Sourire, avant de le saluer à nouveau alors qu'il quitte l'endroit. Glissant une main dans sa poche, un paquet de cigarette. Retirant l'une d'entre elle – comprenant que ce lieu ne semble pas refuser le poison, du moins, dans cette partie de l'établissement – il l'allume avec son propre briquet zippo. Ainsi, il est donc seul. Avec lui.
Le Corbeau est là. Sans doute à une époque se serait-il envoler. Non pas parce qu'il saurait qui est Rune Campbell. Mais parce qu'il aurait réagi simplement : il ne connaît pas, il ne partage pas son temps avec. Mais, comparer à l'ancien corvidé à cette silhouette est inutile. Cela se résume à comparer l'incomparable. Après tout, l'ancien corbeau ne savait sans doute pas la signification de certains mots.

L'Amitié.
Le plaisir d'un moment simple.

Les concepts, connus et reconnus comme ceux de la sociabilisation la plus agréable – ou l'une des plus agréable. Lui, le Corbeau, a finalement dû apprendre à les reconnaître. À les assimiler. À exister avec eux. Faiblesses. Pour de nombreux regards de l'Organisation. Pour lui ? Une certaine faiblesse, peut-être. Mais aussi une force. Par le passé, il a pu observer des liens devenir source de courage ou d'inconscience. Des éléments qui poussent à agir. À se venger. À protéger. Oui. Bien entendu. Cela donne des faiblesses. Toucher aux bonnes personnes, et le sujet ira là où vous le désirez. Dansera. Comme un pantin danse au rythme des fils. Mais s'il arrive à remonter les fils. Jusqu'à atteindre le marionnettiste.

Le manipulateur devra alors être prudent. Car les conséquences pourraient être violentes. Et définitives. Un jeu dangereux. Les jeux de longue haleine. Les jeux de dupe. Les jeux préférés de Sköll ! Qui mélangent mensonge et vérité. Qui suivent des règles précises. Car c'est encore plus amusant. De jouer selon les règles. De sentir celles-ci se plier sous l'esprit analytique. Pourquoi tricher ? Il est plus amusant de faire tomber le Roi en offrant jusqu'au dernier moment le sentiment de victoire à celui qui pense gagner. Maintenant. Vu que le Jeu est justement la raison de la présence de Chris en ces lieux.

Le nouveau venu hausse un peu les épaules. « Je ne pense pas être aussi doué que lui. J'ai juste pratiqué différents jeux. » Petit clin d’œil alors qu'il récupère la queue de billard laissée par Reid. La faisant tourner entre ses doigts pour apprécier le poids. « Je pense que plusieurs de mes anciens partenaires de jeu auraient apprécié échanger quelques parties avec toi, concernant ton niveau. De ce que j'ai vu, tu exploite au mieux les possibilités d'une situation donnée. » Approchant. Il vise l'une des boule de billard de l'ancien joueur. Jaune. Il tape. La blanche file. Frappe le bord. S'éloigne vers le sud de la table. Alors que le globe jaune se glisse dans un coin opposé de la table, venant rejoindre les autres.
Le blond fait de tourner tourner la queue entre ses mains. Le poids ne change pas beaucoup. Mais cela fait quelque temps qu'il n'a pas eu à profiter de ce jeu. « Ma dernière partie remonte à quelques années. Donc désolé si je suis un peu rouillé. » Au moins n'a-t-il pas fait le pire à réaliser dans ce genre de jeu. Toucher la bille noire. Ah. Quelle honte ce serait. Mais bon, vu que la partie avait déjà commencé et avait bien progresser …

Le loup se redresse un peu. Avant de récupérer les différentes billes. De les placer entre les côtés du triangle. Puis. Se posant à côté de son adversaire. Il lui tend une bille blanche. Ayant récupéré une deuxième à côté. Avant de la poser sur la table. Petit concours pour savoir qui commence. Viser la bande supérieure. Puis voir la bille revenir. Le plus proche de la bande inférieure commence – ou laisse son adversaire commencer.
La queue vient se positionner. Rune se prépare. Attend. Puis. Simplement, lorsque son adversaire est prêt à agir. Les deux billes sont cognées.

Le reste de la partie dépendra de ce moment.
Le Loup ou le Corbeau ? La fable d'une introduction amusante.