Un après-midi au sein d'une ville située au sud d'Athènes, baignée dans un festival célébrant un fruit sec, une idée pour le moins saugrenue à en juger la réflexion de l'adolescent à la longue chevelure dorée. Lui qui a toujours été habitué à de l'extravagance, au matérialisme et au m'as-tu-vu, il semble plus qu'interloqué par la simplicité de cette célébration. A partir de rien, ils en font un tout. La ville est sublime, elle est colorée et vivante. Un choc pour ce presque aristocrate ayant pourtant été bercé par le luxe des fêtes sans fin, des réceptions somptueuses au sein même de son château. Et lorsque le nombre d'invités dépassait d'un peu trop loin l'aisance de sa mère, il lui suffisait d'en louer un vrai, de château, pour l'occasion. Combien de millions ont pu être dépensés en costumes, décorations, traiteurs et locations sans pour autant que cela possède un semblant de vie. Aseptisées au possible, ces réceptions n'avaient rien de fêtes. Au fond, elles n'étaient que la mascarade d'un business bien ficelé. Celui de la richesse, celui de l'influence, celui du pouvoir.

Actuellement, il erre dans les rues, bousculé par la foule et les sensations nouvelles du véritable goût de la vie. Celles dont son voisin lui avait parlé en bousculant ses certitudes, en lui injectant le poison de réalité, en faisant tomber le rideau mimant une vérité qui n'existait pas. Dès à présent, il prenait en pleine face tout le sens de ces mots prononcés et fracassant à coup de marteau sa prison de verre, déchiquetant à mains nues la boîte à poupée dans laquelle il était enfermé. Habitué à être spectateur de son existence depuis l'étagère sur laquelle on l'avait posé, le voilà désormais démuni dès l'instant où on lui impose le fait de devenir l'acteur de son histoire.

Là, planté au milieu de l'agitation d'une rue, les yeux dans le ciel, il contemple l'immensité de ce qui l'entoure. Un peu jaloux, il observe du coin de l'œil deux filles appartenant à son groupe de voyage qui rigolent, s'amusent, parcourent les allées avec une telle insouciance dans leur geste. Elles semblent amies. Elles semblent... heureuses. Profitant pleinement de leur après-midi tandis que lui ne sait même pas ce qu'il est possible de faire, comme bloqué par une force invisible, attendant un déclic qu'il est difficile d'activer.

Soudain, une pression le tire de ses pensées. Il se retourne et baisse la tête sur ce qui s'avère être une enfant cherchant à attirer son attention. Intimidée, elle peine à s'exprimer, mais semble désireuse d'une requête. Elle marmonne quelques mots qu'il ne parvient pas à comprendre à cause du bruit de la foule. Cependant, dans une volonté de comprendre de quoi il s'agit, il s'agenouille à même le sol et lui demande ce qu'elle veut. Alors, dans un anglais approximatif sublimé par un accent local, elle lui fait comprendre qu'elle aimerait pouvoir "lui faire une coiffure". Rapidement, il comprend qu'elle fait référence à sa longue chevelure, probablement ressemblante à celle d'une princesse. Ça le fait sourire et pourtant, il accepte.

Tiré par son t-shirt, il est amené auprès d'un petit groupe formé par quelques enfants visiblement enjoué à l'idée de s'occuper de ses mèches blondes. Au moment de s'asseoir sur une sorte de forme ovale en rotin, il se demande ce qui lui est passé par la tête pour accepter une telle chose, auprès d'inconnus dans une ville qui lui est étrangère. Cependant, la pensée est chassée par quelques réflexions extraites de l'évidence même ; ce ne sont que des enfants en apparence inoffensifs, leurs professeurs sont dans les parages auquel cas un problème surviendrait, tous les autres élèves sont présents et surtout, il y a un monde pas possible non loin de là où il se trouve. Et puis, dans le fond, ça l'amuse un peu, de lentement se donner l'opportunité de faire des choses qui ne sont pas dans ses habitudes. Il faut dire qu'on ne lui jamais demandé une telle chose à l'école et puisque ses déplacements entre son domicile et son lieu d'étude ne se font qu'exclusivement en voiture, il n'est pas possible qu'une personne dans la rue lui demande ça. D'ailleurs, à bien y réfléchir, cela lui semble peu probable que quelqu'un à Londres puisse se présenter à lui avec ce genre de demandes.

Le. Festival. De. La. Pistache. Tous ces mots ont un sens séparément les uns des autres, mais ensemble ? Pas vraiment. Il y a des gens qui trouvent que l'existence des pistaches et sujette à célébration ? C'est une question de culture, ou de classe sociale ? Il est conscient d'être parfois en décalage avec les gens à cause de la vie qu'il a vécue, mais quand même. Un festival de la pistache. Quelle idée bizarre. En plus, contrairement au marché de noël où il a passé la journée avec la petite détective, ici, la priorité semble quand même être beaucoup trop portée sur la nourriture. Pas trop son truc, et il a eu sa dose d'art pour la semaine avec les visites des premiers jours. Il est nettement plus intéressé par le plan de la soirée que par celui de la journée. Mains dans les poches, il traîne sur le festival, entre les concerts et les expositions, sans trop savoir où aller. Peut-être qu'il aurait dû remettre le grapin sur quelqu'un pour avoir un minimum de quoi s'occuper.

Au bout d'un moment, l'ennui commence à avoir des conséquences sur son comportement. Il ne devrait pas avoir de quoi s'ennuyer, pourtant. Il a du mal à garder son humeur en place ces derniers temps, encore plus depuis son anniversaire. Plus le chiffre augmente, plus il se sent proche du précipice. Quittant le concert auquel il assistait sans vraiment être là, il grimpe sur un petit muret pour marcher en équilibre en bordure d'un parc. Festival de la pistache. Les gens s'intéressent vraiment à des choses simples, et ils sont heureux. Pour des pistaches. Ils ont de la chance, c'est tout ce qu'ils ont. Pas d'avoir des pistaches, mais de se sentir bien avec si peu.
C'est presque énervant.

Ses pas se détournent à une vitesse presque surnaturelle quand il repère le Prez' plus loin. Franchement, s'il y a bien une chose dont il n'a pas envie aujourd'hui, c'est de croiser ce type. Il se le coltine déjà assez - en cours et en dehors. Il semble par contre qu'ils aient encore une connaissance en commun. Décidément, c'est un coup à ce qu'il vienne encore lui reprocher de "s'approprier ceux qui l'entourent". Ben voyons. La jalousie est un sentiment tenace.

Comme si une forme de destin pervers avait décidé de lire dans ses pensées, celle-ci a à peine le temps de l'effleurer qu'il repère une autre silhouette familière au loin. D'accord, les cheveux sont plus reconnaissables que la silhouette, mais l'idée est la même. Et alors qu'il a esquivé le Prez' parce qu'il n'était pas d'humeur à encore se prendre la tête avec lui, il ne change pas de trajectoire et se retrouve très vite à proximité de son cher voisin.

» Le petit prince se mêle au peuple ?

Il s'appuie contre un arbre, sourire amusé sur les lèvres. La dernière fois qu'il a vu ce gars, il était hautain et méprisant, et voilà qu'il laisse des enfants aux mains sales et aux pantalons tachés jouer dans ses cheveux ? Sacré développement.

A mesure que les enfants se perdent dans les longues mèches blondes du jeune androgyne qu'ils cherchent à décorer, lui se laisse engloutir par ses pensées, son imagination et quelques vagues souvenirs récents faisant acte de présence. Un léger vent bat contre son visage tandis qu'il se laisse emporter par la musique locale faisant naître en lui des sentiments à la fois nouveaux et habituels au doux son de mélodes folkloriques. Le pouvoir de sa passion, celui transmis par sa famille depuis des générations entières. Un destin auquel sa naissance fut dédiée tout comme sa mère avant lui et sa grand-mère avant elle. Les de Sèze ont toujours été connus pour la musicalité qui abritait leur être, très souvent derrière le micro ou parfois en tant que compositeurs, joueurs d'instruments en tous genres, spécialisés et appartenant à des mouvements très particuliers.

Depuis un certain temps, il se sent des ailes lui pousser, c'est bien pour cette raison qu'il est ici et c'est aussi ce qui l'a permis de fouiner un peu là où ses parents ne voulaient pas, dans des albums, des collections d'articles, de journaux, des pièces à conviction contre le règne de terreur de sa mère pour qui seuls les arts nobles sont à autoriser dans sa maison. Aurait elle volontairement caché l'existence de certains membres de la famille pour assurer ses arrières ? Pour appuyer ses mensonges en prétextant que toutes et tous ont toujours été chanteurs lyriques nés ? Encore maintenant, il n'en revient pas d'avoir découvert toute la crasse qui se cachait derrière le beau papier peint doré de sa propre demeure. Et pourquoi de telles preuves sont exposées au grand jour alors qu'on pourrait très bien les brûler ? Le remord ? Le chagrin ?

Il ne parvient pas à détourner son attention de ces trouvailles, pour le moins accablantes et faites peu de temps avec ce voyage. Arrivera un moment où une confrontation devra être faite, mais ce n'est pas encore à l'ordre du jour. De toute façon, il ne s'en sent pas capable et il lui faut plus, bien plus pour parvenir à détenir de quoi remporter le débat sans quoi cela ne servirait à rien.

Et puis, une voix suffisamment familière pour être dérangeante le tire de ses interrogations. Il ouvre les yeux et regarde dans la direction depuis laquelle le son a été projeté. Sans grande surprise, ses inquiétudes se voient être confirmées par la tête blonde lui rappelant bien de mauvais souvenirs.

- Je me doutais que c'était toi. Tu es le seul à balancer ce genre de choses...

Que lui veut-il de plus, exactement ? N'estime-t-il pas avoir suffisamment semer le bazar dans sa tête ainsi que dans sa vie pour revenir face à lui ? Il soupire discrètement, déjà légèrement agacé par sa simple présence et à la fois anxieux de l'instant où il découvrira ce qu'il mijotait depuis le début. Obligatoirement sur la défensive, Jun détourne rapidement le regard pour ne pas laisser ses pupilles perverses et corrompues lui embrouiller l'esprit.

- Que me veux-tu... ? Tu t'es décidé à faire de moi ta victime parce que j'ai réussi là où tu as échoué ? En étant un adolescent normal et civilisé ? Oh, mais je sais exactement ce que tu vas me sortir ; "Qui a réussi entre nous ? Celui qui vit libre ou celui qui reste dans sa cage d'oisillon ?" ! Avec ce ton arrogant qui te sied si bien, susceptible de rendre n'importe quelle personne sur cette terre folle de rage rien qu'en t'entendant parler.

Sentant la colère lui monter aux oreilles, il décide d'immédiatement s'arrêter dans son monologue, faisant quelques exercices de respiration pour parvenir à neutraliser toute cette haine qui visiblement ne demander qu'à sortir. A la place, il reprend avec une tonalité beaucoup plus neutre.

- Pourquoi viens tu me voir alors que nous savons tous les deux pertinemment que tu me détestes ?

Le seul à balancer ce genre de choses, vraiment ? En tout cas, il n'est probablement pas le seul à le penser. Damen a côtoyé assez de personnes de tous les milieux pour savoir ce que les gens pensent des riches, en particulier de ceux qui se pensent immaculés et supérieurs. Il n'a pas l'air de l'aimer, en tout cas, mais c'est sans doute normal ; quand on choisit des voies aussi opposées en partant du même point, c'est difficile de finir par s'entendre.

» Normal ? Tu penses vraiment que tu es "normal" ?

C'est mignon. Ce qui est amusant, aussi, c'est de voir la facilité avec laquelle il s'énerve. Ah, c'est typique, ça aussi. Pas des riches, pour le coup, mais simplement des gens qui ont passé trop de temps en sa compagnie quand il est dans ses mauvais jours. Pourtant, il a la sensation d'avoir quand même eu un impact au-delà de la haine. Sa colère est différente de celle de la dernière fois. Le petit prince hautain a été remplacé par quelqu'un qui attaque avant d'être attaqué. Ça veut dire qu'il l'a atteint, d'une manière ou d'une autre. Damen écoute la suite de sa tirade avec un petit sourire au coin des lèvres.

» L'arrogance, c'est peut-être d'essayer de parler à ma place, tu ne trouves pas ?

Les gens sont faciles à déstabiliser. Quand on a l'habitude de mettre tout le monde en rage, elle finit par glisser sans blesser, comme un fantôme. Il y a bien longtemps que la colère des autres a cessé de l'atteindre, pourtant c'est toujours amusant de voir jusqu'où ils sont capables d'aller pour tenter quand même. Il n'y a rien de plus frustrant quand on est énervé que de voir la personne en face rester calme. Haussant les épaules, il attrape un petit bout de branche qui dépassait de l'arbre et tire dessus pour pouvoir jouer avec.

» Quoi, je n'ai pas le droit d'être curieux ? De trouver étrange que celui qui me regardait de haut parce que je ne correspondais pas à son idée de la perfection soit maintenant presque assis par terre à laisser des enfants triturer ses beaux cheveux lustrés aux produits de luxe ?

Même sur ça, ils sont opposés. Ce gars prend tellement soin de ses cheveux que la coiffure à l'arrache que Damen se coltine depuis quelques semaines fait encore plus contraste avec la sienne. Tant mieux, moins il lui ressemble, mieux il se porte.

» Je ne te déteste pas, petit prince. Toi, par contre, je vois que tu as entretenu ta haine avec encore plus de soin que tes ongles.

A vrai dire, il n'a pas regardé ses mains, donc il ne sait pas s'il soigne aussi ses ongles, mais vu son allure, l'inverse serait surprenant. Tout est millimétré à la perfection. Mais peut-être un peu moins qu'avant.

Peu importe ce qui est dit ou fait, ce fameux Damen Irridval lui sort définitivement par les yeux. Tout dans son être est détestable à souhait et le pire dans tout ça, c’est que l’auteur en question d’autant de haine est pleinement conscient de ses propres agissements, de cette facilité qu’il détient à rendre fou n’importe quelle personne qu’il a décidé de titiller. Et ça, c’est la première et plus puissante différence les séparant indéniablement l’un de l’autre. Peu importe qu’ils soient voisins, qu’ils soient nés à la même époque ou que leur couleur de cheveux permettrait à les confondre, jamais Jun ne se sentirait capable d’être à ce point exaspérant. Titiller autrui pour en tirer satisfaction n’est à yeux que le résultat de la vulgarité et de la décadence la plus pure. Quelque chose qui lui est formellement interdit, que ce soit par ses parents ou par lui-même. Comment tomber aussi bas lorsque l’on possède tout, absolument tout, à portée de bras ? Si le luxe et l’argent ne suffisent pas au bonheur… alors… que reste-t-il ?!

Ne sachant s’il est pris de pitié ou d’agacement pour celui qu’il est tenté de dévisager, le descendant d’une lignée noble peine à trouver l’attitude à adopter. En soi, cet énergumène n’est qu’un obstacle à sa plénitude, pourtant il paraît irrémédiablement attiré par ce dont, jusqu’à récemment, il ne soupçonnait même pas l’existence. Perpétuellement bousculé entre l’envie de l’envoyer balader et celle de tenter le moindre cernement de sa personnalité, Jun en arrive à limiter ses actions, bien trop fortement ancré dans l’incertitude la plus totale. Entre ce qu’il croit ressentir, ce que ce garçon lui a dit lors de son intrusion chez lui et cette réalité encore morcelée le concernant, il essuie de lourdes difficultés à pleinement exprimer ses sentiments, à se laisser emporter par ses envies et à donner un sens au lever qui s’opère chaque matin.

- Moi au moins, contrairement à toi, je ne m’amuse pas à faire exploser de colère chaque personne que je croise ou que je choisis comme nouvelle victime. Je ne fais pas non plus tout ce qui est en mon pouvoir afin de faire vivre un enfer à mon propre père. Et, pour ta gouverne, je ne détiens pas la prétention de penser à ta place, je mets simplement des mots sur l’attitude que tu adoptes à mon égard. Ces preuves font de moi quelqu’un de normal en opposition à ta stature.

Comment pouvoir prétendre connaître la vie intime d’une personne ? Avec un nom et un prénom, difficile de rater ses recherches sur la vie de famille et générale de personnalités publiques fortunées, voisines qui plus est. Il suffit dès lors de fouiller dans la presse à scandales où les gros titres finissent par faire la promotion des soirées mondaines et des conférences du maire de Londres gâchées par les nombreuses intrusions de son propre fils. Après avoir reçu une petite visite d’un jeune homme aux nombreux déboires, une investigation sur la vie de ce dernier ne fut que l’idée émergeant dans la tête d’un adolescent secoué par les évènements. Et il se trouve que, dans certaines situations, les résultats se trouvent être très intéressants.

- Rectification : tu n’es pas curieux, tu es mesquin. Et tu te méprends sur mes intentions. Que tu ne correspondes pas à mes idées de la perfection est un fait indéniable et cela se trouve être le cas pour bon nombre d’individus. Cependant, là n’est pas la question. Néanmoins, le moment où mon appréciation de ta personne prêche, c’est par le biais de la dangerosité que tu représentes, par la dépravation du genre humain qui semble être devenue ton modèle. Celui devant lequel tu te mets à genoux et prêtes allégeance. Nous sommes simplement et purement aux antipodes l’un et l’autre. Je ne t’ai pas regardé de haut, tu es moralement quelques échelons plus bas.

Ce sont dans des moments où une défense de fer est nécessaire comme celui-ci que le garçon remarque la logique et effrayante corrélation entre sa mère et lui. Dans sa façon de s’exprimer, en scrutant les mouvements de son corps, en s’attardent sur le regard qu’il porte à son interlocuteur ou en prêtant une attention toute particulière au vocabulaire employé, il devient une sorte de projection quasiment à l’identique de sa génitrice, de celle qui s’est personnellement chargée de son éduction, y incorporant malgré elle, ou de son gré, les idéaux qui lui sont propres, façonnant en quelques sortes à sa manière la poupée désirée.

La pause dans ses propos ne réside tant pas sur l’attente d’une réponse, bien que cela en fasse partie, mais majoritairement sur la prise de conscience d’une telle ressemblance, une ressemblance aux picotements désagréables. S’il a, depuis longtemps, toujours désiré marcher sur les traces de sa mère, une nouvelle ère a récemment pointé le bout de son nez, réitérant dès lors complètement cette volonté de se peindre à son image. Bien que tout ne soit pas nécessairement à laisser aux oubliettes, une copie conforme de la femme froide et impitoyable ayant représenté la seule figure féminine de sa vie n’est désormais plus à l’ordre du jour. Pourtant, il semblerait que des restes bien ancrés font encore office de réflexes et demeurent contrairement à son cruel désir d’individualité.

- Justement. Ne serait-ce pas là une méprise de ta part me concernant ? En quoi vivre dans le luxe m’empêcherait de me mêler aux autres ? Ma présence lors de ce voyage n’en serait pas la preuve ? Pourquoi cet étonnement ? Ne me dis pas que toi, Damen Irridval, le furoncle de la haute société, tu n’oserais pas en faire de même ?!

Sourire aux lèvres, satisfait de ses répliques, il se demande bien ce que le parasite des fortunés aura à y répondre. En émettant d’autres hypothèses préconçues par celles et ceux qui sont guidés, soit par la désinhibition, soit par la jalousie ? Il les attend avec grande impatience, s’amusant par ailleurs de cette dernière réflexion faite sur sa haine ainsi que sur ses ongles.

Il le déteste vraiment. C'est mignon. Ou presque. C'est le même genre de haine qui serre la gorge de Damen à chaque fois qu'il croise l'ancien président du conseil dans les couloirs, cette colère sourde et cette rancœur qui viennent d'un coup trop direct entraînant une blessure mal refermée. Sa première confrontation avec son voisin s'est mal terminée, tout autant qu'elle a mal commencé, mais il faudrait être idiot pour ne pas avoir remarqué que l'ambiance du début et de la fin étaient différentes. Quand le mépris se transforme en choc et en perdition, c'est que quelque chose s'est brisé. Et quand on brise quelque chose chez quelqu'un, il n'y a que deux options.
La dépendance, ou la haine. Il semble que le petit prince n'ait eu aucun mal à choisir son camp.

» Tu sais, petit prince, contrairement à ce que tu as l'air de croire, la plupart des gens que je croise ne développe pas une telle haine envers moi. J'aurais tendance à dire qu'ils sont aveugles de ne pas le faire, mais ça serait être d'accord avec toi, et j'ai peur que tu le vives mal.

Il ricane. Tout faire pour faire vivre un enfer à son père ? Oui, c'est un peu vrai. Même si depuis quelque temps, sa concentration s'est effilochée. Regarder Charles réussir malgré tout a quelque peu fragilisé sa motivation, ou peut-être qu'il a simplement changé de cap sans s'en apercevoir. Quatre longues années à essayer de détruire son père étaient vouées à l'épuiser. Ce n'est qu'un petit coup de mou, il retrouvera son énergie plus tard.

» Tu n'es pas plus normal que moi. Tu es riche. Haut placé, drapé dans ton impression de supériorité. Par définition, tu n'es pas normal.

La richesse est probablement la première barrière qui sépare quelqu'un de la "normalité". Les gens normaux détestent souvent ceux qui ont de l'argent. Ils voient en eux des prétentieux à la vie facile qui n'hésiteraient pas à leur marcher dessus pour s'enrichir davantage. Peut-on vraiment leur donner tort ? Il y a tant d'exemples qui vont dans leur sens ; à commencer par le maire qu'ils ont eu la stupidité d'élire.

» Mesquin, curieux, l'un n'empêche pas l'autre, ne jouons pas sur les mots.

Ironique, vu qu'il est le premier à le faire quand ça l'arrange. Il ne correspond pas à son idée de la perfection, ni à celle de bon nombre d'autres ? La belle affaire.

» Bien entendu, vu que je n'ai pas la prétention d'être parfait.

Petit haussement de sourcil, accompagné d'un sourire en coin qui veut tout dire. Ah. Dangereux, dépravé... Oui, c'est ce genre de regard auquel il est habitué. Le regard des gens dont l'esprit n'a pas encore assez vrillé pour trouver en lui quelqu'un de supportable. Il a tellement entendu ces mots, venant de tant de personnes. Ça ne l'empêche pas de ricaner. Moralement quelques échelons plus bas, hein ? Oui, la prétention de l'or dégouline dans ses phrases. Comme dans celles de Damen quand il s'adressait à la carpette ambulante de son voisin.
Peut-il donc parier que ses mots sortent, comme pour lui, tout droit de la bouche d'un de ses parents. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, peu importe. Ils ont grandi de façon similaire, ce n'est pas un pari risqué, et au pire le petit prince s'en agacera. Pour ce que ça change.

» Bien joli discours. C'est maman ou papa qui te l'a soufflé ?

À vrai dire, il n'a pas la moindre idée de qui et de comment peuvent bien être ses parents. Mais vu la mentalité du fils, et celle du personnel de parasites qui leur tourne autour, ça ne doit pas être franchement plus glorieux que Charles Irridval.

» Pourquoi cet étonnement ? Ne me dis pas que toi, Damen Irridval, le furoncle de la haute société, tu n’oserais pas en faire de même ?!
» Ah, mais comme tu l'as si bien dit, nous sommes aux antipodes l'un de l'autre, non ? Donc si vivre dans le luxe ne m'empêche pas de me mêler aux gens normaux, ça devrait, toi, t'en tenir largement à l'écart. À moins que tu ne sous-entende que nous avons... un point commun ?

S'ils n'en avaient qu'un...