A quoi une vie tient-elle ? A un souffle ? Un battement de cœur ? Un corps fonctionnel ? Ou peut-être à un soupçon de volonté ? A vingt-ans, on ne se pose pas ce genre de question. On est, tout comme Mathéo l'était, persuadé d'avoir le temps. Le temps de tout accomplir, le temps d'y réfléchir et même le temps de voir venir ce moment où la question ne se poserait plus. Pourtant, tout comme Mathéo, a vingt-ans, on a tord de ne pas se poser la question.
En sortant du konbini ce jour là, il avait bien ressenti un sentiment d’étrangeté, une intuition criante. Il n’y avait néanmoins pas prêté attention, rangeant le tout bien proprement dans le placard déjà plein à craquer des méandres les plus profondes de son esprit. «
Vous savez… ce n’est pas bon pour vous tout ce sucre... » l’avait incriminé la caissière, les yeux inquiets et le ton particulièrement infantilisant. Ce n’était pas tous les jours que l’employée d’un Konbini vous faisait des leçons de santé, sous couvert d’une bienveillance écrasante qui plus est, il en fut des plus étonnés. Les regards alentours s’étaient dressés sur lui et il avait paniqué. «
Ah… Oui mais... je me lave les dents correctement et je fais du sport » avait-il répondu, en sombre idiot qu’il était, pris de court par l’impérieuse nécessité qu’induisait une conversation en bout de caisse. Sous les regards pressants des autres clients, il avait choisit d’écraser des doigts la puce qui lui était pourtant montée à l’oreille. D’un geste rapide et presque coupable, il avait jeté son paquet de bonbons et ses deux canettes de sodas dans son sac à dos et avait fuit le malaise. Cela avait été là sa première erreur : avoir la bêtise d’estimer qu’il n’avait pas de temps à perdre avec les impolitesses et maladresses des autres, elles avaient été tant d'indices qu'il avait loupé. Cependant, et pour sa défense, il avait eu bien d’autres chats à fouetter. A quelques rues du Konbini, son petit ami l’attendait pour leur rendez-vous. Ils avaient décidé la veille au soir que le parc public serait leur repère d’une après-midi et Mathéo avait espéré que les températures hivernales auraient raison de la motivation de toute personne censée vivant à Kobe. Malheureusement, cela avait été sous-estimer les mères de famille qui avaient envahi les lieux avec leurs enfants saucissonnés dans des doudounes qui leur permettaient à peine de plier les bras et les obligeaient à courir en épouvantail. Devant le constat de sa défaite, l’étudiant ne s’était pourtant pas laissé découragé. Il avait rejoint son copain, oubliant celle-ci à la seconde où ses yeux l’avaient rattrapé. Tel un virus, Seito s’immisçait dans son système pour le détourner, instaurant subtilement mais non moins sans force ses fonctionnements et sa loi. Son corps n’avait aucune chance d’y résister et aucun remède ne semblait exister. Personne ne soignait encore les gens désespérément amoureux. Mais, encore aurait-il fallut que cela inquiète Mathéo. Il en était persuadé : l’amour qu’il ressentait pour le jeune homme était de ceux qui seraient intemporels, impossible à combattre, impossible à effacer.
«
Bonjour » avait-il sobrement lancé en s’asseyant à ses cotés. Une salutation que le lycéen lui avait courtoisement rendu, se décalant pour lui laisser davantage de place sur les planches froides et humides de leur banc. Il n’y avait eu besoin de rien de plus pour que son coeur s’active, s’emportant dans des envolées rythmiques plus soutenues les unes que les autres. Le corps posé tout près de lui, il avait déjà plongé dans ces yeux bruns, en contemplant les nuances les plus subtiles, comme s’il les découvrait pour la première fois alors qu’il les connaissait pourtant par coeur. Il rêva de ce baiser qu’il aurait pu lui voler si leur Idylle n’avait pas à être cachée. Il se contenta d’un sourire tendre et d’un regard langoureux, qui était sans doute déjà de trop. «
Je me suis arrêté acheter de quoi boire et manger en chemin, tu en veux ? » lui avait-il demandé, allumant une lueur de surprise sur le visage de son kohai en sortant ses boissons et son paquet de bonbons qu’il ouvrit d’un geste ferme avant de le lui tendre. «
… ça va ? » lui avait-il enfin demandé, rappelé sur terre par l’hésitation marqué de l’être aimé. Seito qui hésitait devant des bonbons, c’était là quelque chose d’aussi habituel qu’un poisson volant dans les cieux. «
Tu peux te servir » avait-il alors insisté. Comme pour rétablir l’anomalie apparente, le jeune homme avait pioché dans le paquet. «
Merci… Je vais bien, j’attends mon… mon ami. Et vous ? » répondit-il, un œil à le scruter, l’autre à analyser le contenu du sachet de bonbon. La réponse aurait du avoir de quoi alarmer Mathéo mais le grand professionnel du déni qu’il était ne pouvait rester en reste. Naïvement, il avait cru qu’il s’agissait là d’une plaisanterie et il avait souhaité sauter dedans de tout son élan, profitant que tout le monde soit occupé autour d’eux pour lâcher un peu de zèle sur les apparences. «
Il me semble que votre « ami » est tout proche... » s’était-il timidement amusé, glissant sa main sur la sienne après s’être rapproché davantage. Seito s’était aussitôt extirpé de son étreinte, gagné d’un rigidité soudaine, qu’il tenta de dissimuler tant bien que mal en se redressant pour observer les environs. «
Non... je ne crois pas » avait-il simplement commenté. Alors, surpris, Mathéo l’avait imité, inquiet à l’idée qu’il ai pu véritablement manqué de discrétion. Cette fois-ci non plus, il n’avait pas eu le temps.
En tournant la tête, l’air coupable marqué sur le visage, il était tombé nez à nez avec le gardien du parc qui accompagné d’une petite fille posait sur lui un regard des plus suspicieux. «
Est-ce que tout va bien jeune homme ?... » avait demandé l’agent de sécurité au lycéen. La suite des événements avait été si irréaliste que Mathéo se demandait encore comment elle était possible. D’un coup, l’angoisse lui était montée et cette fois-ci, il n’eut d’autre choix que de la considérer. Tout avait été beaucoup trop vite, le temps avait décidé d’accélérer, sans doute pour se venger. Tout avait soudainement manqué de sens : Seito qui disait ne pas le connaître, le gardien qui lui avait demandé de le suivre, l’agent de police qu’il avait appelé qui lui demandait pourquoi il avait les papiers d’un jeune homme de 20 ans sur lui et refusait de révéler sa véritable identité. On l’avait conduit en garde-vue après qu’il ai assuré avec une conviction écrasante être ce fameux jeune homme. Et, en montant dans la voiture du policier, son monde s’était écroulé. Dans le reflet de la vitre, le visage ridé et dégarnie d’un vieil homme était apparu et il avait eu beau chercher parmi les gens autour de lui, personne au bataillon ne semblait lui ressembler. Au poste, on l’avait interrogé pendant des heures avant de consentir à appeler sa mère qui une fois devant lui, tout comme Seito, déclara ne pas le connaître. Ce fut sans doute à cet instant qu’il réalisa que rien ne serait jamais plus comme avant. Il n’avait pu expliquer pourquoi il avait les papiers et le téléphone portable de sa version plus jeune, et comme celle-ci ne s’était plus jamais manifestée, on avait fait de lui le principal suspect de cette disparition.
Oui, aujourd’hui encore, Mathéo ne comprenait pas comment un corps de vingt ans pouvait avoir vieillit subitement de cinquante ans, sans qu’il n’en sente lui-même les transformations. Ni comment on avait finit par conclure qu’en plus d’avoir essayé d’agresser son propre petit-ami il avait pu se rendre coupable de sa propre disparition. Mais, à vrai dire, depuis la sentence de sa condamnation, il ne cherchait plus à comprendre. Emprisonné dans la cellule de ses regrets, il passa les années qui suivirent à ne plus jamais manquer de temps. Il eut le temps de peser chacun de ses regrets. S’il avait su que le destin pouvait être si cruel, il aurait eu le courage de se poser plus tôt cette question existentielle : à quoi une vie tenait-elle ? Parce qu’assurément, s’il l’avait fait plus tôt, il aurait terminé autrement qu’ensevelit sous les larmes de ses regrets.