16/11/22, 10:28. Bâtiment Administratif de l'Université.

Silencieux, la tête baissée, le regard vide, Chris marchait deux pas derrière le professeur gray le long des couloirs de l'institution. Leeann l'accompagnait en personne au conseil qui devait avoir lieu pour décider de son avenir. Avec son professionnalisme et sa distance habituelle, elle surveillait malgré tout le jeune homme, en qui elle n'avait pas du tout confiance.
Mais de son côté, bien que ce soit son avenir qui soit sur le point de se jouer, le Corbeau semblait absent, comme perdu dans ses pensées. Pour la première fois depuis... longtemps... il avait commis une erreur. Une réelle erreur qui pourrait menacer son futur. L'école d'Indarë n'était qu'un refuge comme un autre. S'il devait la quitter, il disparaîtrait. Mais avoir cassé le bras de Liam de cette façon tout en sachant qu'il ne pourrait pas passer entre les mailles du filet ne lui ressemblait pas.

A cause de Lily, il avait commis une erreur. Une grossière erreur, même.

Pourtant, il n'y a encore pas si longtemps, il contrôlait parfaitement la situation. Falcon écarté, sa relation avec Lily stabilisée, tout se passait très bien pour lui. Et puis soudain, d'un seul coup, tout s'était effondré. Il avait perdu son couple, et il s'apprêtait peut être à perdre sa place à Indarë. Le personnage modèle qu'il s'était crée pour donner le change en public était peut être sur le point de voler en éclats aussi facilement que le verre d'un miroir brisé...

Le duo se déplaça en silence le long des couloirs, et Leeann s'immobilisa soudain devant une double porte. Elle fit un signe de tête autoritaire à Chris qui s'avança lentement, ouvrit la porte pour lui, annonça au professeur qui les attendait leur arrivée, puis laissa le jeune Raven entrer, avant de refermer derrière lui.

Il resta ainsi, immobile, une poignée de secondes, devant l'entrée de la salle, toujours aussi amorphe, jusqu'à ce qu'on lui ordonne de s'assoir. Comme un automate, il se dirigea vers la chaise qui l'attendait, et s'installa à sa table sans mot dire, avant de fixer le professeur qui s'apprêtait à juger ses actions sans en comprendre la moindre signification. Et dès qu'une telle pensée traversa son cerveau, une lueur de défi s'alluma dans son regard de brume: avaient ils seulement le droit de juger ses actes ? Eux qui ne le connaissaient pas, eux qui ne savaient pas qui il était, ni pourquoi il avait puni Liam comme il l'avait fait.

Finalement, il croisa les bras, et attendit le début du conseil disciplinaire.

Hésitant sur sa conduite à adopter, le brun observait attentivement celle qui lui faisait face, dissimulé derrière un visage de marbre. Elle pensait certainement posséder de nombreux moyens de lui faire peur, de le manipuler ou même de le faire chanter. Mais elle ignorait à qui elle avait à faire... Elle ignorait beaucoup trop de choses, à son sujet.
Par exemple, qu'il avait noyé de sang froid l'un des professeurs dans la piscine de l'école, en juillet 2019. Le sous estimer serait une grave erreur. Une très grave erreur, même...

- Bien, monsieur Chris Raven. J’imagine que vous savez pourquoi vous êtes ici ?
Le défi céda la place au cynisme et à la lassitude au fond de ses yeux, et il ne répondit pas tout de suite:
- Non, mais j'imagine que vous allez bientôt me l'expliquer, lança-t-il finalement d'un ton froid et détaché.

Il n'avait rien à lui dire. Elle ne l'intéressait pas. Elle ne jouait aucun rôle dans la tornade dramatique qui était en train de se jouer dans la vie du jeune homme, et qui était en train de raser tout ce qu'il s'était évertué à bâtir, ces dernières années. Et il n'avait pas envie de le lui expliquer...
- J’aimerais comprendre… Que s’est-il passé ?
- Vous ne comprendriez pas, rétorqua t'il soudain, contre toute attente, sans même la regarder, son regard vide fixant la table droit devant lui.

Finalement, il leva les yeux vers elle, puis ajouta d'un ton toujours aussi détaché:
- Si c'est tout, je pense que vous pouvez passer directement à la sanction.
Le message était clair: il n'avait pas l'intention d'en apprendre davantage au professeur Hamilton, et il n'attendait plus que de voir l'ampleur de la sanction en question. A moins qu'elle soit capable de le faire parler, elle n'aurait à faire à personne d'autre qu'à ce miroir sans tain qu'il lui renvoyait.

Des interrogatoires, il en avait connu, dans sa vie. Il avait même été entraîné, pour ça. Un conseil disciplinaire d'Indarë l'atteignait à peine, en réalité. Dans le meilleur des cas, il s'en sortirait avec une punition pénible pour les semaines à venir. Dans le pire des cas, il serait renvoyé. Mais dans tous les cas, il ne raconterait pas à cette femme qu'il venait d'être trahi par la femme qu'il aimait avec l'homme à qui il avait cassé un bras. Elle pouvait se lever de bonne heure...

Ils avaient balancé son nom. Sans quoi, il ne se retrouverait pas en face du professeur Hamilton dans un face à face froid et tranchant. Constat amer, mais pas surprenant. Liam était un profiteur, un menteur, et un faux cul. Mais sans aller jusqu'à être un héros, il avait une certaine forme de courage. Il avait tenu tête au brun, ce qui lui avait valu son bras et ses quelques doigts cassés. A partir de là, il n'était pas dur d'imaginer qu'il avait dû laisser son colloc' prévenir les autorités du campus dès qu'il avait émergé et trouvé Taylor dans cet état. C'est pourquoi, sans aller jusqu'à admettre qu'il avait fait quoi que ce soit, le Corbeau avait admis à demi mot à travers cette phrase: "vous ne comprendriez pas".

Il n'avait rien contre Hamilton. C'était une femme mignonne, intelligente et qui gérait bien le campus depuis qu'il l'avait rejoint. Mais cette fois ci, le destin avait voulu qu'ils soient dans des camps opposés...
- Ce n'est pas à vous d'en décider, rétorqua t'elle durement à sa suggestion d'abréger le conseil.
Lentement, son regard remonta et croisa celui de Suzanne, durant plusieurs secondes. Pourtant, il demeura silencieux. Ce n'était peut être pas à lui d'en décider, mais pour le moment, elle n'obtiendrait rien de plus de sa part, quoi qu'il en soit.

- Bien. La séance peut donc commencer. Si je comprends bien, vous ne souhaitez pas vous défendre ?
- Je n'ai jamais dit une telle chose...

Une légère pause, tandis qu'il la fixe toujours, les yeux dans les yeux. Puis...
- J'ai dit que vous ne comprendriez pas... Nuance... Alors, ne perdons pas notre temps. Je n'ai rien contre vous, et je n'ai pas envie de vous faire gaspiller davantage de temps, madame, ajouta t'il d'un ton poli mais qui demeurait neutre, froid.

Les doigts entremêlés, il serra discrètement ses mains l'une contre l'autre, afin de garder un calme olympien, du moins en apparence.
- Venons en aux faits, voulez vous ? Qu'est ce qu'on me reproche, exactement ? Et qu'est ce que je fais ici ? Ajouta t'il d'un ton calme et toujours aussi détaché.

Toujours aussi inexpressif, le Corbeau écouta la doyenne de l'université lui énoncer les différents points sur lesquels il était accusé. Sans réaction. Il était en fait à moitié perdu dans ses souvenirs, à une autre époque, lors d'un autre conseil disciplinaire, alors qu'il n'était encore qu'un enfant...

- Vous êtes accusé par plusieurs individus de violences aggravées.
- Accusé de violences aggravées... répéta t'il sur un ton robotique. Avant, ou après qu'ils aient tenté de m'agresser avec une batte de baseball ?
Devant l'expression de Suzanne, un sourire narquois ourla les lèvres de Chris, en dépit de la situation qu'il avait en face de lui:
- Bien sûr que non... répondit il à voix basse, plus pour lui même que pour elle. Pourquoi raconter qu'on a essayé de me foncer dessus et de m'éjecter de l'appartement parce que "la pizza allait être froide" alors qu'il était tellement plus simple de simplement éviter de le mentionner...

Action, réaction. Le collocataire de Liam avait tenté de jouer les gros bras avec lui, et il l'avait payé cher. Ce sont les règles du jeu, et s'il ne voulait pas les vivre, il n'avait qu'à pas jouer...
Quant au jeune Taylor, il avait trahi Chris de façon bien plus intime et profonde. Il savait que Lily et lui sortaient ensemble. Il savait qu'ils étaient en couple. Aucune excuse ne pouvait justifier ses actes. Pas aux yeux du brun, en tout cas...

- ... Que faisiez vous dans la Résidence Lightstorm ?

Un nouveau flashback, et le Corbeau se retrouva dans une pièce similaire, alors qu'il n'était qu'un jeune adolescent faisant face à cinq personnes à moitié dissimulé dans les ombres et la fumée provoquée par les cigarettes de certains d'entre eux:
- Répondez à la question, Corbeau ! Pourquoi n'avez pas vous pas tiré ?! Ordonna une voix d'homme, dure, sévère, autoritaire. Votre cible était dans l'immeuble d'en face, il n'y avait que 200 mètres à tout casser, entre vous et elle. Et une baie vitrée vous offrant une vue imprenable. Vos cartouches perforantes auraient largement pu achever le travail. Expliquez vous !

L'adolescent fixa le conseil avec un regard mort, comme s'il ne voyait même pas les personnes qui lui parlaient.
- Ce n'était qu'une enfant. Elle ne représente pas le moindre danger pour Black Thorn. Compte tenu de ces données et du fait que les adultes autour d'elle venaient d'être éliminés par une équipe de nettoyeurs, j'ai pensé que...
- Vous n'avez pas à penser, Soldat ! Tout ce que vous devez faire, c'est obéir aux ordres qui vous sont transmis ! Est ce que c'est clair 003 ?
- Limpide... répondit le brun sans le moindre signe de vitalité.


Chris fut soudain ramené à la réalité, après avoir été comme éjecté de son propre souvenir, et il lui fallut quelques secondes pour se souvenir de l'endroit où il se trouvait. Finalement, il imbriqua les pièces du puzzle en croisant le regard d'Hamilton:
- J'avais à parler avec Taylor... D'un sujet privé, renchérit il d'un ton un peu plus dur que précédemment.
Une réponse courte. Une réponse faible, aussi. Pourtant, il n'était pas impressionné. Ce n'était pas son premier conseil disciplinaire et les personnes à qui il avait eu à faire par le passé étaient autrement plus dangereuses que cette chère Suzanne.
- Nous nous apprêtions à discuter lorsque "Harry" son collocataire, a tenté de me frapper à la tête avec une batte de baseball. Je ne sais pas comment vous appelez ça, ici, mais je trouve que c'était plutôt une violence aggravée. Je n'ai fait que me défendre. Après quoi, les choses se sont emballées et Liam a voulu intervenir pour "sauver" son camarade. Il a donc payé le prix de ma défense à son tour. Ni plus, ni moins.

Un beau tas de conneries, qui n'était pourtant pas si loin de la véritable version, en tout cas pour ce qui concernait l'ami de Taylor. Le reste n'était qu'un beau récit monté de toutes pièces avec un visage de marbre. Mais Chris était habitué à mentir. Il était doué pour ça. Il avait été entraîné pour ça. Et il ne serait pas facile d'extraire le vrai du faux dans son récit. Surtout dans son état psychologique actuel...

- Ce serait donc Taylor qui vous a ouvert ?
- Affirmatif, répondit le brun d'un ton plat et militaire.

Mauvais signe. Très mauvais signe, même. La gentillesse naturelle de Chris, celle qui lui avait valu d'être trahi par ses créateurs et choisi par Lily Cullen, s'évaporait peu à peu, cédant la place à l'enfant assassin qu'il avait été par le passé. Suzanne voulait bien faire, mais sa façon d'aborder la chose était un poil trop agressive. Les dernières heures que Chris venait de vivre étaient loin d'être simples, et la dissociation qui commençait à s'emparer de lui se poursuivit, lentement, mais sûrement...
- Pas exactement, non, répondit il d'une voix qui était à présent totalement neutre, ressemblant cruellement à celle de Falcon.
Neutre, plate, sans le moindre sentiment ni la moindre volonté.
- J'ai dit à son collocataire que j'avais à parler d'un sujet important avec Taylor, et qu'il n'était pas invité, et que je voulais qu'il quitte les lieux. Et non, ce n'était pas une question... C'était un ordre... ajouta t'il avec un calme effrayant en croisant le regard d'Hamilton. Il ne l'a visiblement pas bien pris car l'instant d'après, il s'emparait de sa batte pour tenter de me fendre le crâne...

Un récit étrangement proche de la réalité. Avait il la flemme de se défendre, ou bien avait il peur des conséquences en cas de mensonge ? Après tout, être privé de repas, enfermé dans sa chambre ou bien "utilisé" comme sac de frappe pour ses frères et soeurs n'était pas du tout agréable...
Ses pupilles dilatées revinrent à la réalité après cette pensée, et il se rendit compte qu'il mélangeait passé et présent. Depuis quand avait il ce genre de problème ?! Il sentit alors son coeur s'emballer, et la peur l'envahir, même s'il n'en montra rien.
- Je ne le connaissais pas et ne l'avais jamais rencontré avant aujourd'hui. Il ne pouvait donc pas y avoir de représailles à son encontre. J'ai très franchement autre chose à faire que de m'occuper d'un type qui est capable de cogner sur quelqu'un dans le but de pouvoir manger sa pizza chaude.

Pour la première fois, une trace de sarcasme fit son apparition dans sa voix. Elle n'effaça pas la froideur de cette dernière pour autant. Qui plus est alors que Suzanne le pilonnait avec des questions de plus en plus personnelles passant de moins en moins bien aux yeux du brun. Il ne répondit cependant rien lorsque la doyenne ajouta que pour elle, sa "défense" était insuffisante pour justifier ce qui était arrivé à Liam. Un simple regard froid, presque vide, la fixait, sans mot dire.
- De quoi deviez vous parler qui nécessite que vous enfreignez la règle concernant les résidences ?

Mauvaise question...

Chris haussa les sourcils en fixant la professeure, puis changea son fusil d'épaule:
- Avez déjà été en couple, professeur ?
Sans doute qu'elle lui répondrait que ça n'avait rien à voir avec l'affaire présente, et que ça ne le regardait pas, de toute façon. Aucune importance, il s'y attendait.
- Avez vous déjà trouvé quelqu'un sur qui vous comptiez au point que votre propre vie tourne autour d'elle ? Au point que vous vous appuyiez sur cette personne en cas de problème, car vous savez qu'elle serait toujours là pour vous ? Avez vous déjà bâti ou rebâti toute votre vie dans cette optique... et soudainement constaté que l'on essayait de vous voler cette existence ?
Sa voix avait perdu son calme, mais elle était sombre. De toute évidence, il parlait de quelque chose de douloureux, même si encore une fois, son visage restait de marbre.
- Parce que si ce n'est pas le cas, alors vous ne comprendrez pas. Et toute cette discussion n'est qu'une perte de temps. Pour vous, comme pour moi.

Il posa ses coudes sur la table devant lui avant de joindre ses doigts, et appuya son menton dessus, avant d'ajouter:
- Liam a commis une erreur qu'il n'aurait pas dû commettre. Je suis allé le voir car ça ne pouvait pas attendre. Je suis donc allé le voir chez lui, sachant qu'il risquait de fuir la conversation. Et pour finir, lorsqu'Harry m'a attaqué, il a commis l'erreur de s'interposer. Il n'a eu que ce qu'il méritait. Je me moque de sa version des faits, pour peu qu'il y en ait une, et je me moque de ce que vous croyez savoir. Ce qui s'est passé là bas ne concerne pas Indarë. C'est entre Liam, et moi. Et je suis persuadé qu'au tréfond de sa perception de traître et de lâche, il a très bien compris ce qui s'est passé. Je suis même prêt à parier que ce n'est pas lui mais son collocotaire qui m'a donné, pour la simple et bonne raison que Liam savait qu'il avait commis une erreur...

Mais toute erreur mérite punition...

"Toute erreur mérite punition."

Une phrase qu'il avait entendu des centaines de fois durant sa vie d'assassin. Combien de fois ses instructeurs avaient ils pénalisé le Corbeau et ses frères et soeurs pour une faute commise ci ou là ? Combien de fois avait il été privé de repas, enfermé dans sa cellule ou bien utilisé comme punching ball afin d'entraîner les autres assassins de son programme dans le but de punir, et d'éteindre la flamme de la révolte ?
Combien de blessures infligées pour avoir simplement discuté un ordre ou commis une simple erreur de calcul sur le terrain ? Combien de coups reçus ou de menaces appliquées afin d'effacer les personnalités de tous ces enfants, afin d'en faire de parfaits tueurs ?

- Malheureusement, vous n'avez d'ordre à donner à personne...
Bien sûr que non... Il n'avait jamais eu un tel rôle. Tout ce qu'on attendait de lui, c'était d'exécuter les ordres comme un parfait petit soldat. Toute sa vie, on lui avait dit quoi faire, comment et quand le faire sans attendre la moindre réponse de sa part. Un outil n'est pas sensé avoir d'opinion, peu importe à quel point il est brillant dans son domaine.

Chris ne répondit rien, et son expression faciale ne bougea pas, mais intérieurement, les mots de Suzanne le firent tiquer. C'était le même genre de mots qu'utilisaient ceux qui l'avaient trahi cinq ans plus tôt et lui avaient tiré une balle dans la poitrine pour se débarrasser de lui. La doyenne marchait sur un fil dangereux, même si elle ne s'en rendait pas compte...
Il écouta à peine les paroles suivantes d'Hamilton, bien qu'elle essayait de mettre de l'eau dans son vin, de toute évidence. Cependant, elle commit une nouvelle erreur dans ses paroles suivantes, et Chris intervint à nouveau à ce moment là:
- Quoi que vous pensiez, cette discussion n'est en aucun cas une perte de temps. Je ne répondrais pas à vos questions car ma vie privée n'interfère jamais avec ma vie professionnelle. Cependant, je tiens à vous rappeler qu'avant d'être la doyenne de cette université, je suis avant tout humaine, et j'ai un cœur. Peu importe ce que vous pensez de moi, je serais toujours à l'écoute, et je chercherai toujours des solutions pour mes étudiants.
- Pourtant, c'est bien de ma vie personnelle que vous me forcez à parler, en ce moment même, professeur. Voulez vous dire qu'il est juste de fouiller dans ma vie privée, mais pas dans la vôtre ?

Sa voix était toujours calme. Mais il venait malgré tout ouvertement de contrarier Suzanne, sur ce dernier point. Et personne n'était là pour le pousser à se calmer, cette fois ci... Ni Tessa, ni Lily...
- Je ne doute pas que vous ayez un coeur, et comme je l'ai dit au début de notre entretien, je n'ai rien contre vous à titre personnel. Mais ce que vous faites, c'est un peu du deux poids deux mesures. Vous ne pouvez pas exiger des réponses mais refuser d'en apporter à votre tour. Quoi, parce que je suis plus jeune, je serais plus stupide ou incapable de comprendre ? C'est ce que vous insinuez ?
- Ce qui est important n'est pas ce que je crois savoir, comme vous dites, mais bien les faits et conséquences de vos actes. Je ne m'appuie pas sur des on-dit. Je m'appuie sur des faits, des preuves et des résultats. Ce qu'il s'est passé concerne totalement Indarë car cela s'est passé dans l'enceinte de mon université. Et vous connaissez très bien les règles. Autant que vos chers camarades. Je ne vous dirai évidemment pas qui est venu me voir et je suis certaine que vous comprenez pourquoi.
- Je ne vous l'ai jamais demandé, rassurez vous. C'était une simple hypothèse de travail, qui ne nécessitait ni confirmation, ni infirmation.

Il soupira légèrement, laissant apparaître une certaine lassitude, pour la première fois de leur face à face, puis poursuivit:
- Ecoutez, professeur... J'ai agi comme je l'ai fait pour certaines raisons qui me sont personnelles et qui étaient parfaitement justifiées. J'entends bien que compte tenu de la situation, vous n'ayez pas de raison de me croire, et pour être honnête, je n'ai pas non plus envie de vous convaincre. De la même manière que vous avez refusé de répondre à ma question qui était pourtant des plus simples, je n'ai pas l'intention d'en dire davantage sur ce qui s'est passé. Vous connaissez les grandes lignes et l'essentiel à savoir, selon moi. Faites ce que vous avez à faire. Et ne vous en faites pas, je ne vous en voudrai pas pour autant, ajouta t'il d'un ton totalement détaché, comme s'il savait déjà qu'une sévère punition l'attendait au tournant, et l'avait accepté avant même son annonce.

L'entretien se poursuivait entre la jeune femme et son élève, et se passait mieux que ce à quoi on aurait pu s'attendre du Corbeau, surtout compte tenu des circonstances. Elle parvenait à le faire parler, même s'il ne donnait jamais d'informations directes et irréfutables, et commençait à entrevoir un schéma de ce qui avait pu se passer l'autre soir. Il demeura silencieux lorsqu'elle reprit la parole, jusqu'à ce qu'elle réponde de façon inattendue à une des questions qu'il avait posées plus tôt:
- ... Je répondrais oui à toutes vos questions, sauf la dernière."

Dubitatif, il fixa Suzanne droit dans les yeux, comme s'il était en train de la tester, d'évaluer la possible véracité de telles paroles, avant de répondre:
- C'est gentil à vous... Mais comme je l'ai dit, vous ne comprendriez pas ce qui s'est passé. Il n'y a pas de solution à chercher, et la seule façon de comprendre, c'est de l'avoir vécu. Et ce n'est pas votre cas, conclut il froidement.

Liam méritait ce qui lui était arrivé. Il méritait un châtiment pour avoir commis une erreur. Mais à présent que c'était fait, il n'avait de toute façon pas l'intention de se rapprocher à nouveau de lui, il n'y avait donc pas de solution à chercher. Chris avait simplement défendu son territoire...
- Ne vous en faites pas, votre petite confession restera dans cette salle. Je ne m'appelle pas Any Wiesel. Et si vous pensez que je ne suis pas capable de garder un secret, vous pourriez être surpris. Quant à ce qui est arrivé à Taylor, ça ne devrait plus arriver, il n'y a donc pas de solution à chercher.

La doyenne Hamilton semblait de plus en plus agacée. Probablement qu'un élève "normal" ne gérait pas un conseil disciplinaire comme lui le faisait. Peut être n'aimait elle pas sa façon de réagir, ou bien de répondre ? Aucune importance. De toute façon, une sanction était déjà décidée dans sa tête avant même que le conseil n'ait lieu. Tout ça n'était qu'une formalité.
- Vous le pouvez, en effet. Vous êtes la doyenne, après tout, répondit il humblement. Mais exiger des réponses ne vous apportera pas ces dernières sur un plateau pour autant. Dans les faits, ce n'est pas comme ça que ça marche, ajouta t'il d'une voix un peu plus sombre.

Quand l'un mettait de l'eau dans son vin, l'autre brandissait son bouclier. Un dialogue de sourds, pour une histoire qui commençait sérieusement à tourner en rond. Chris ne releva même pas ce que l'on pourrait considérer comme des compliments de la part de la doyenne. Non pas par arrogance ou évidence, mais parce qu'il n'était pas du genre à se valoriser. Ils n'étaient pas là pour saluer son intelligence mais pour sanctionner sa personne. Deux choses totalement différentes.
- Alors, quel est l'objet de cette discussion, dans ce cas ? S'il ne s'agit pas de croire ou non, pourquoi me posez vous toutes ces questions ? Lança-t-il soudain d'une voix toujours aussi polie et maîtrisée. Vous dites vouloir chercher à comprendre, chose que je salue parfaitement. Mais dès que je vous accorde le bénéfice du doute et vous raconte ce qui s'est passé, vous finissez par me dire qu'il ne s'agit pas de croire ou non. Ce sont des témoignages, professeur. Si vous n'avez pas l'intention d'y croire, alors mieux vaut laisser tomber dès le départ.

Il inspira profondément, puis ajouta finalement:
- Je n'ai rien de plus à ajouter que ce que j'ai déjà déclaré.

Depuis le début de leur entretien, le Corbeau se montrait particulièrement poli et respectueux. Lui qui se moquait d'être vouvoyé ou même de vouvoyer les autres prenait des gants avec Hamilton, et ce n'était pas peur de la sanction qui planait au dessus de lui. Il respectait la doyenne. Après tout, sans elle, sans Indarë, il serait peut être en train de se cacher au fin fond d'un bidonville de Bangkok ou bien quelque part en Afrique du sud. L'existence de cette école avait changé sa vie, sur bien des points, même s'il ne pourrait jamais en discuter avec les gens concernés, et ce, pour leur propre sécurité.

Suzanne alla même jusqu'à lui rappeler que la porte de son bureau restait ouverte s'il venait à changer d'avis, un jour. Un faible sourire ourla les lèvres de Chris l'espace d'un instant: il était peu probable que cela arrive, mais il s'en souviendrait, le cas échéant.
- ... Il n'est pas dans votre intérêt de fournir de nouvelles rumeurs à Any Wiesel...
- Je crois qu'elle répand déjà suffisamment de rumeurs comme ça sur moi sans que je lui donne autre chose à manger... lui répondit il avec une légère pointe d'agacement dans la voix.

Il écouta la doyenne répondre à sa question en demeurant silencieux et immobile, la fixant bien les yeux dans les yeux. Il enregistra le fait que les autres allaient certainement être punis aussi, mais cela ne le réconforta pas pour autant. Il y avait perdu bien plus qu'eux. Il n'y avait rien à comparer, pour qui possédait l'ensemble des données.
Vint ensuite le moment de la sanction qui fut en fait plus coulante qu'il ne l'avait imaginé. Faire des travaux d'intérêt général ne l'enchantait guère, mais il avait malgré tout la sensation d'être passé entre les mailles du filet, étrangement.
- Très bien. Comme vous voudrez, répondit il avec ce même ton calme, et poli.

Il se leva lentement, et se dirigea vers la porte. Sa main se posa sur la poignée, et il s'immobilisa après une légère hésitation:
- Professeur ?
Il tourna la tête vers elle, à cet instant, révélant un premier véritable sourire depuis le début de leur entrevue:
- Vous êtes une bonne enseignante, et quelqu'un de bien. En tout cas... vous en avez l'air, ajouta t'il avec une pointe d'humour avant de hocher la tête en guise d'au revoir respectueux, et de quitter la pièce.

Il referma la porte derrière lui, et remonta le couloir en marchant, à moitié perdu dans ses réflexions. Ce même couloir qui lui avait paru interminable avant son conseil disciplinaire.

Un léger soupir. Il aurait peut être dû les tuer, après tout ?