Le voyage scolaire n'a pas duré assez longtemps. Damen a beau adorer Londres et ne jamais vouloir la quitter trop longtemps, il n'a pas l'impression d'avoir assez eu le temps de respirer loin de son père. Et puis, en Grèce, il n'avait pas cours, et les autres non plus. Il pouvait passer ses journées avec les gens sans qu'ils le laissent tout seul pour quelque chose d'aussi futile que d'écouter les profs déblatérer leurs leçons. Quelle idée, aussi, de devenir "ami" avec des gens qui prenaient leur éducation au sérieux. Ou qui en tout cas ne s'amusent pas à sécher un jour sur deux.
Installé à dans la cour de l'ISS au lieu d'aller en maths et de se coltiner le Prez', Damen s'assoit en tailleurs et dévisse le bouchon de sa bouteille, laissant sa cigarette se consumer sur le banc. Il n'y a personne, à cette heure-là. Tous les autres sont en cours ou déjà partis manger. Il les a vus sortir, l'ignorer pour la plupart et se grouper vers la cafet ou le réfectoire. Il a vu les autres retourner en cours alors qu'il restait là à fumer tranquillement en essayant de trouver quelque chose pour stimuler son cerveau - une nouvelle idée, une nouvelle tentation, n'importe quoi - sans vraiment de succès. Et comme il a séché le premier cours de la journée, il sèchera aussi tous les suivants.
C'est un peu idiot de s'être levé et déplacé pour simplement s'installer dans la cour, mais il n'a franchement pas eu l'énergie de franchir les portes, et il n'avait pas non plus envie de rester chez lui jusqu'à ce soir. Depuis que son père a été élu, la pire erreur que pouvaient faire les abrutis de cette ville, il passe beaucoup plus de temps dans son bureau, et l'idée de manger avec lui lui donne la nausée. Sobre ou non, il est mieux ici. Loin de chez lui, loin de son père, loin de l'assistante de campagne promue secrétaire qu'il a toujours envie de noyer dans sa piscine pour essayer de rendre le sourire à sa mère.
Il boit une gorgée avant de basculer la tête en arrière contre le muret. Il s'ennuie. À ce stade, il a l'impression que c'est son nouvel état par défaut. Ce n'est pas normal, pour lui, de s'ennuyer autant. Peut-être qu'il devrait se trouver un nouvel ennemi, est-ce que son petit voisin ferait l'affaire ? Ou quelqu'un pour remplacer Eri, occuper son temps libre et son esprit par quelque chose de tout aussi addictif mais moins destructeur que la bouteille qu'il a dans la main. Au final, n'importe quoi pour dormir la nuit. Il étouffe un bâillement en observant la bouteille. Il devrait presque faire une photo, lancer un concours, demander à ses followers en combien de temps ils le pensent capables de la vider. Offrir la jumelle au gagnant. Quelque chose comme ça.
Il s'apprête à boire une autre gorgée quand il aperçoit quelqu'un qui arrive dans la cour. Ah, il n'est peut-être pas si seul que ça, finalement. Uniforme bleu ; il est abonné aux IRS, depuis quelques temps. Au moins, ce n'est pas un prof qui va venir essayer de lui dire d'arrêter. La dernière personne qui s'y est essayée n'a pas vraiment brillé par son talent.
La sonnerie retentit, la journée se termine. Enfin, la journée de cours se termine, plutôt. Il n'est que dix heures, mais tu as l'impression qu'il s'est passé au moins une demi-journée de puis le début des cours. En même temps quelle idée d'enchaîner un cours de langue aussi difficile que le japonais avec des mathématiques ? Quel enfer. Parfois tu en regretterais presque d'avoir voulue rester fidèle à tes origines et d'avoir choisie ce cours. Après tout tu aurais tout simplement pu demander la langue la plus facile et basta. Mais non, il avait fallu que tu te compliques la vie. Et autant pour les maths, certes c'est nécessaire, important et tout le blabla qui s'en suit, mais tu n'arrivais pas à aimer la matière, et pour couronner le tout tu ne comprenais qu'une leçon sur deux. Tu admirais ceux qui levaient la main à chaque question, ceux qui avaient toujours des bonnes notes aux contrôles et ceux qui prenait le temps de t'expliquer un exercice, pour qu'au final tu ne le comprennes toujours pas. Toi, tu enchaînais les incompréhensions sur les mauvaises notes, les mauvaises notes sur les mauvaises notes encore. Mais tu ne perdais pas espoir. On ne t'avait pas tellement donné d'avance là-dessus dans la vie, mais tu savais que tu pouvais y arriver. Il te suffisait de t'accrocher. Ce ne serait sûrement pas ce mois-ci, peut-être pas cette année, mais tu finiras par y arriver.
Après les cours de l'enfer, il fallait passer par l'éternel moment de solitude: Manger. Étant donné que tu ne t'étais toujours pas faite de réels amis, tu mangeais seul neuf fois sur dix à peu près. De temps en temps, il y avait quelqu'un pas loin, parfois quelqu'un de la classe mangeait à côté de toi. Tu ne saurais pas dire si c'était par pitié, mais ça te faisait du bien alors pour ne pas gâcher le moment et ne pas risquer qu'il ne se reproduise pas, tu ne disais rien. Et puis c'était tout simplement arrangeant pour toi de rester silencieuse. C'était plus simple, moins stressant. Peut-être que c'était ça qu'ils aimaient bien finalement. Tu ne te sentais pas obligée de tenir une conversation sans saveur, de meubler le silence en posant des questions dont tout le monde se fiche en réalité. Tu étais calme et tu mangeais dans la paix du silence. Tu aimais à penser que même en n'étant pas extrovertie, tu pouvais attirer des gens à toi. Ça te donnait le sourire.
Après avoir mangé, vient le temps de se demander ce que tu allais faire de ton après-midi. Puisque tu n'avais pas cours, plusieurs possibilités s'offraient à toi. Tu pouvais rejoindre un de tes clubs, retourner dans ta chambre pour lire, écrire ou autre. Tu pouvais essayer de te faire des amis, aussi. Ce n'est pas en n'essayant jamais que ta situation sociale allait s'améliorer, après tout. Et c'est en pensant cela que tu tombas sur lui, justement. Pas sûr qu'il soit le meilleur choix qu'on puisse faire, mais qui étais-tu pour juger ? Tu avais entendu des rumeurs, comme quoi il serait un fouteur de troubles, qu'il n'en faisait toujours qu'à sa tête. Ce n'est pas en le voyant bouteille d'alcool et cig à la main que tu allais pouvoir le défendre. Mais n'était-il pas le meilleur choix dans ton cas, justement ? Toi qui avais toujours peur de ces anciens démons au fond, toi qui ne pouvais plus voir en peinture ni l'alcool ni les cigs, comme tes parents appelaient ça. C'était l'occasion de remplacer les mauvais souvenirs de ces choses par des meilleurs. Et puis tu avais déjà rencontré un étudiant plus tôt dans l'année qui, même s'il fumait, ne t'avait fait aucun mal, au contraire. C'était peut-être ton destin finalement, de te frotter à ce que tu trouves d'effrayant pour évoluer.
C'est donc dans cet état d'esprit que tu te rapproches, avec ta mine toute timide et les mots qui ne savent pas encore ce qu'ils vont être une fois en face du garçon. Ce n'est d'ailleurs que quand tu arrives devant lui que tu le reconnais vraiment. Tu savais que c'était le garçon des rumeurs, mais tu ne savais pas que ce garçon-là était aussi le fils du maire. Encore une fois, tu le savais grâce aux commérages.
❝ ━ Coucou ! Promis je suis pas là pour te piquer de l'alcool ou tes cigs, haha. C'est bien toi le fils du maire ? Enchantée ! Moi c'est Myl. Tu t'appelles comment ? ❞
Tout était sorti avec la voix parfaite d'un robot, tant tu ne savais toujours pas t'exprimer correctement. Mais au moins, tu n'étais plus complètement muette comme il y a quelques mois, c'était déjà une avancée.
Après tout ce temps, il arrive encore à s'étonner que des gens viennent volontairement dans sa direction en dehors des soirées où il est généralement la personne à voir. Il y a de plus en plus de personnes qui ont pris la bonne décision de l'éviter, mais il reste quelques fous ou trop téméraires dans cette ville qui osent s'imposer sa présence. Comme cette fille. Il ne l'a jamais vue, ou en tout cas il ne s'en souvient pas, et elle n'a pas l'air super à l'aise de venir lui parler. Combinaison somme toute banale, mais du coup, pourquoi décider de le faire ?
» Tu peux me piquer ce que tu veux, je suis d'humeur généreuse aujourd'hui.
La possessivité n'est pas ancrée dans ses gênes, surtout pas pour des choses matérielles aussi banales qu'il peut se fournir en cinq minutes. Ce sont des trucs qui se partagent, après tout, il paraît que boire de l'alcool tout seul, c'est triste. Il ne s'exprimera pas sur la question, en ce moment c'est une des rares choses qu'il arrive encore à ingurgiter sans se forcer. Damen grimace un peu. Ah, par contre, si elle commence à l'appeler "fils du maire", il risque d'être un tantinet moins généreux.
» Trouve un qualificatif un peu plus flatteur, s'il te plaît. Sinon tu peux juste m'appeler Damen.
Elle n'a pas un nom très compliqué. Ça ne veut pas dire qu'il le retiendra plus de cinq minutes, cela dit. Il l'observe un instant, intrigué. Sa couleur de cheveux est assortie à son uniforme, c'est assez amusant. Ses yeux aussi. Ça fait beaucoup de bleu pour une si petite personne, heureusement que ça lui va bien.
» Et donc, si tu n'es pas là pour me piquer mes poisons, qu'est-ce que a bien pu t'amener dans mon aire d'influence ?
Ce qu'il dit n'a qu'a moitié du sens, mais au moins, il a retrouvé un peu l'envie de s'amuser. Peut-être qu'il est juste hypersociable. Il n'a jamais été très doué pour la solitude, après tout, c'est une activité qui devient vite répétitive. Un nouveau visage dans le décor, quelles que soient ses intentions, apporte toujours un petit vent de fraîcheur parfait pour chasser l'ennui. Ou le cacher, à défaut. Peut-être que cette journée sera un peu plus intéressante que prévu, finalement.
