Le garçon n'eut pas beaucoup de mal à avoir ce qu'il voulait en maniant les bons mots face à Madame Du Barrois à partir du moment où Cassandra faisait partie de ses plans. Alexandre savait qu'Olivia ferait tout pour jouer le plus magnifique des airs et avec un entrain, une énergie qui ferait de l'ombre à la façon de jouer de sa sœur aînée. Madame Du Barrois observait de temps en temps le jeune De Chatelet pendant que ses deux filles jouaient pour lui. Elle fut vraisemblablement satisfaite de le voir arborer un grand sourire, persuadée qu'il était pour Cassandra. Sauf que le garçon n'avait d'yeux et d'oreilles que pour Olivia. L'aînée Du Barrois leva la tête un instant vers son promis et lui rendit un sourire qu'il pensait pour elle. Fière comme un paon, elle pinça quelques notes aiguës et même quelque peu stridentes, joyeusement avec une insolente arrogance, pensant contrarier sa sœur. Si seulement elle savait. Si seulement elle avait suivi son regard... Elle aurait su que ce sourire, ce regard admiratif rempli d'étoiles n'était hélas pas pour elle. De quoi faire s'effondrer ses rêves comme un vulgaire château de cartes. Lorsque le morceau fut terminé, Alexandre se leva une nouvelle fois et applaudit à s'en rougir les mains. Cassandra semblait en extase de recevoir tant d'attention de son promis et s'inclina devant lui bien bas, le sourire aux lèvres. Alexandre en profita pour admirer Olivia. C'était elle, l'étoile. C'était elle qu'il fallait voir, écouter et acclamer, et ça, le garçon l'a constaté par lui-même. Il tourna la tête vers la matriarche.

Oh, Madame Du Barrois, vos filles forment un duo fantastique, je pourrais les écouter pendant des heures sans jamais me lasser !
Hm. Je reconnais que leur duo est agréable...

Bien entendu, c'était bien trop demander à Marguerite Du Barrois de faire un compliment à sa dernière fille. Alexandre comprit qu'Olivia n'était pas encouragée dans sa propre famille et cela l'attrista énormément. Pourtant, elle lui avait prouvé depuis le début de l'après midi que ses compétences en musique méritaient largement leur succès au point de s'attirer de tels applaudissements d'Alexandre qui pourtant ne manifestait pas avec autant de bruit qu'il était satisfait de la prestation qu'il venait de voir. Nulle autre personne qu'Olivia n'avait réussi à le faire sourire, à transcender son âme de la sorte avec sa musique depuis qu'il était en âge d'en écouter et en apprécier les notes. C'est alors que l'aînée, convaincue d'avoir donné un concert exceptionnel prit la confiance et proposa une chose inespérée au fils De Chatelet.

Désirez-vous une nouvelle chanson, Alexandre ?
Oh, Cassandra, je m'en voudrais d'interférer dans les instructions de votre mère...

En effet, Madame Du Barrois avait signalé à Olivia qu'il était l'heure de regagner ses quartiers avant le morceau que les deux sœurs avaient joué pour lui. Pour Alexandre, ce morceau devait être le dernier et il l'a savouré comme tel. La proposition de Cassandra était pour ainsi dire le rappel qu'il n'osa pas demander. L'offre était bien trop belle pour la laisser passer et il comptait bien en profiter. Mais comment faire pour que Madame Du Barrois accepte ? Ça, Alexandre eut sa petite idée... Il poursuivit.

Mais si elle autorise Olivia à jouer avec vous pour mon plaisir, comment puis-je refuser une offre aussi délicate ? Ce serait un immense plaisir que vous me feriez...

Il aurait honte de lui si la récompense n'était pas aussi belle. En effet, Alexandre détestait aller contre les règles de la hiérarchie parentale pour son profit. Mais en sa qualité d'invité, on lui avait indirectement donné un pouvoir bien trop grand pour ne pas être utilisé...

Qu'en pensez-vous, Mère ? Il nous faut contenter notre invité, ne croyez-vous pas ? Quelles hôtesses serions-nous si nous devions mal recevoir mon... Enfin... Alexandre ?

Alexandre se sentait coupable d'abuser de l'hospitalité de Madame Du Barrois, d'autant plus qu'il dut lui mentir éhontément pour prolonger l'expérience d'entendre Olivia. Il n'aurait certainement pas supporté toute une après-midi en sa compagnie en étant armée d'un instrument de musique. Mais il eut gain de cause en faisant comprendre qu'il adorerait un nouvel air en duo joué par les deux sœurs. En réalité, seule Olivia l'intéressait. La façon de jouer de Cassandra l'ennuyait. Sans prises de risques, sans maîtrise, avec un respect de l'air joué relatif, bref, rien n'allait pour le fils De Chatelet. Un jour, il se promit de montrer à l'aînée Du Barrois comment jouer d'un instrument si elle ne désirait pas voir à quel point sa cadette était dotée du potentiel que le garçon lui avait trouvé depuis le début de l'après midi. Marguerite Du Barrois somma Olivia de changer d'instrument qui s'exécuta. Peu importait à Alexandre, il connaissait déjà la partie du duo qu'il allait préférer avant même qu'elles ne commencent à jouer. Alors que les sœurs semblaient se mettre d'accord sur l'air à interpréter, Alexandre se permit d'échanger quelques mots avec la maîtresse des lieux.

Harpe et violoncelle, voilà un très beau binôme... Vous savez composer d'excellents duos, Madame Du Barrois.
Merci, Alexandre. Je ne suis pas peu fière de cette combinaison.
A juste titre, Madame.

Ce mensonge était d'une insolence qui le fit lui-même rougir. Sur le papier, l'association des deux instruments était en effet excellente, mais il en était autrement lorsque l'un des deux était manipulé par Cassandra. Le morceau commença et hélas, ce duo ne fit pas exception. Du côté de l'aînée Du Barrois, c'était incontestablement mauvais. Heureusement, Olivia savait jouer suffisamment fort pour qu'on puisse ignorer la harpe, ce qu'Alexandre fit sans aucune retenue. Il n'en manqua pas une miette, pas la moindre note, il laissa la musique entrer en lui jusqu'à faire perler quelques larmes coincées dans ses yeux. Il admirait les doigts experts de la jeune fille tenir avec tantôt douceur tantôt fermeté son archet qui glissait sur le violoncelle avec fluidité. Le sourire en coin, la virtuose guettait les réactions du jeune De Chatelet qui, une main sur le cœur, était époustouflé par la performance qu'elle lui offrait sur un plateau d'or et d'argent. Durant toute la durée de l'air, Alexandre ne quitta pas Olivia du regard sous les yeux de Madame Du Barrois qui pensait certainement qu'il était en train de tomber amoureux de sa promise... Lorsqu'elles eurent terminé leur duo, Alexandre se leva pour les applaudir, du moins, en l'occurrence, applaudir celle qu'il voulait écouter au nez et à la barbe de sa promise qui prit ces clappements de mains frénétiques pour elle. Elle ne serait certainement pas la première à récolter des lauriers qui ne lui étaient pas dus, mais Alexandre était malade à l'idée qu'elle puisse profiter du talent de sa sœur pour se faire mousser.

Bravo ! C'était parfait !
C'était un plaisir de jouer pour vous, Alexandre !

Elle s'inclina bien bas, saluant son public avec toute l'élégance dont elle pouvait faire preuve, et ça, Dieu sait à quel point elle pouvait être douée à ce niveau-là. Mais Alexandre n'eut d'yeux que pour Olivia qu'il n'avait jamais cessé de regarder, d'admirer, du début jusqu'à la fin. C'est là qu'il déclara solennellement son ressenti vis-à-vis de la musique des filles Du Barrois, et par extension, celle d'Olivia Du Barrois. C'était elle, l'artiste. C'était elle, l'étoile. C'était elle qu'il fallait voir et écouter et ça, Alexandre le fit bien comprendre à la réelle destinataire de ses mots.

Vos notes ont trouvé le chemin de mon cœur sans détour !
Merci, Alexandre, vos compliments parviennent au mien avec une célérité à faire pâlir de jalousie le plus rapide et fougueux des guépards !

Alexandre essuya avec élégance ses yeux, visiblement très ému de l'après midi qu'il venait de passer chez sa promise. Il regretta cependant la présence de cette dernière qui était le petit bémol dans une partition trop parfaite...

Alexandre fut transcendé et ému par le dernier air joué par les sœurs Du Barrois. Enfin, en l'occurrence, joué par Olivia Du Barrois, puisqu'elle semblait avoir tout fait pour épargner à Alexandre la désagréable écoute de la harpe de Cassandra. Il en fut d'ailleurs mille fois reconnaissant, c'était même un miracle qu'elle n'ait pas brisé une autre corde de ce si bel instrument. Aurait-elle fini par comprendre comment jouer avec les instructions d'Olivia ou était-ce un coup de chance ? Alexandre n'eut aucune idée à ce propos, mais il fut néanmoins heureux que la harpe qui avait servi à la musique d'Olivia ne se retrouve pas plus torturée et mutilée. C'était hélas l'heure pour la prodige de regagner sa chambre. Elle salua avec grâce et élégance le garçon là où celle à qui les applaudissements, les bravos, les lumières n'étaient pas destinées fit un salut démesuré, fière comme un paon, d'une insolente extravagance. A l'intérieur de lui, Alexandre était en train de bouillir. Ce n'était pas pour elle ! Elle s'accaparait un mérite qui n'était en rien le sien et elle n'eut même pas l'humilité de rester modeste. Alexandre garda son sourire de façade, mais serra les dents si fort qu'il en eut mal à la mâchoire. Olivia remercia son public pour l'après-midi de musique qu'elle venait de passer et fut remerciée non verbalement par sa mère. Alexandre prit une dernière fois la parole en la présence de la jeune fille qui l'eut ému jusqu'aux larmes.

J'ai passé un merveilleux moment en votre compagnie...

Leurs mains s'effleurèrent lorsqu'elle passa juste à côté de lui. Le contact de ses doigts était comme à son habitude doux et agréable. Il regretta de ne pouvoir prendre congé d'elle comme le voulaient l'étiquette et sa propre volonté et c'est presque le cœur amer qu'il la regarda quitter le salon de musique. Mais il était heureusement l'heure pour Alexandre de quitter la demeure Du Barrois car on annonça bien vite l'arrivée de la voiture venant le chercher. Il fut fier d'avoir réussi à prolonger l'expérience de la musique d'Olivia jusqu'à la fin et de ne plus subir celle de Cassandra de tout l'après-midi. C'est alors qu'il prit la parole.

Puis-je vous demander une faveur, Madame Du Barrois ?
Oh, vous désirez une nouvelle chanson, mon cher a...Alexandre ?
Oh, non, je n'abuserai pas de vous, Cassandra !
Je vous écoute, Alexandre.

Oh, non, il n'allait certainement pas abuser de Cassandra. D'ailleurs, c'était plutôt elle qui abusait de la présence d'Alexandre et qui torturait ses oreilles avec sa musique fausse et sa voix criarde. Il avait répondu avec peut-être un petit peu trop de rapidité et de conviction pour son propre bien. Mais il se reprit bien vite avant d'interroger Madame Du Barrois.

Feriez-vous l'honneur à notre famille d'accepter mon invitation à venir à votre tour un jour durant cet été, au Domaine De Chatelet ?
Oh, Alexandre, c'est une si touchante invitation, elle me va droit au cœur, vous êtes si attentionné et parfait ! J'accepte avec plaisir ! J'ai hâte de profiter d'un après midi en tête à tête avec vous où nous pourrions discuter et...
En réalité, Cassandra, navré de couper de la sorte, mais je crains qu'il y ait méprise. En effet, Je comptais inviter toute votre famille. Je serais très heureux de tous vous recevoir... J'ai reçu l'aval de mon père qui m'a signifié avant que je ne quitte le domaine tantôt qu'il serait ravi que j'invite votre famille à mon tour après avoir connu les joies de votre hospitalité.
Il serait fort inconvenant de refuser une pareille invitation. Nous serions ravis de l'accepter, Alexandre.

Une nouvelle fois, Alexandre comprit que Cassandra n'entendait que ce qu'elle voulait entendre. Lui aussi, d'ailleurs... Jean De Chatelet avait effectivement autorisé Alexandre à « inviter en retour s'il estimait avoir été bien reçu par les Du Barrois. » L'homme faisant probablement juste référence à Mademoiselle la fiancée du garçon, mais ce dernier préféra comprendre autrement les instructions de son père afin de les tourner à son avantage. Manier les mots, c'était tout un art, dans la famille De Chatelet et ça, il l'avait bien compris. Il avait bien compris qu'il en deviendrait un artiste un jour, un véritable maître des mots. Mais en attendant ce jour, il prit d'abord congé des Du Barrois présentes, regrettant l'absence de la seule avec qui il ne voulait rater aucune occasion de démontrer des signes de sympathie, il n'osa pas penser le mot « affection ».

Au revoir, Madame Du Barrois. Cassandra.
Au revoir, Alexandre...

Il s'inclina avant d'être escorté par ses hôtesses et de rejoindre la voiture qui l'attendait patiemment. Il entra à l'intérieur et guetta les fenêtres de l'étage de la demeure, espérant y voir Olivia lui dire au revoir. Il salua de la main droite, fenêtre ouverte. Encore un geste qui n'allait pas arriver à destination de la bonne personne... Encore un geste que Cassandra allait croire pour elle. Il soupira, lassé alors que la voiture quitte le domaine Du Barrois.

Le trajet se déroula sans encombres, où Alexandre passait son temps à regarder à la fenêtre ou dans le rétroviseur, pensif, songeant à tous ces merveilleux airs joués par les mains expertes d'Olivia Du Barrois. Peu importe ce qu'elle touchait, elle en faisait un sublime cadeau sonore pour l'invité qui n'était pas le sien. Il n'était pas son invité, mais elle l'a reçu comme le plus heureux des princes. C'était vraiment une parfaite hôtesse. Lorsqu'il arriva au domaine, Marie-Thérèse De Chatelet l'attendait de pied ferme. Elle était très heureuse de voir son fils rentrer. L'heure du repas approchait à grands pas et il ne fallait pas faire attendre les autres membres de la famille. Alexandre s'inclina légèrement et s'excusa.

Un petit instant Mère, je vous prie. Je désirerais être seul avant de vous rejoindre à table. L'après-midi fut intense...

Il rassura sa mère comme il le put, avec un grand sourire respectueux et se dirigea dans sa chambre où il s'isola, s'installant à genoux, les coudes sur sa chauffeuse et joignant ses mains en prière. Il ferma les yeux et prit une profonde respiration, s'adressant au crucifix fixé au mur devant lui.

Pardonnez-moi, mon Père, car j'ai péché.

Alexandre ne se confessait que rarement en dehors des messes auxquelles il allait régulièrement. Il ne se considérait à vrai dire lui-même que comme un pratiquant modéré. Mais ce jour-là, il en ressentit le besoin. Il poursuivit sa confession, les yeux clos.

J'ai bravé un interdit. J'ai abusé de mon statut d'invité et j'ai délibérément menti à mon hôtesse pour profiter éhontément de la musique d'un de vos anges...

Alexandre posa les mots sur ce qu'il avait fait. Il se sentait coupable d'avoir menti pour avoir droit à autant de morceaux joués par la virtuose. Lui qui n'aimait pas le mensonge ou profiter de son statut pour obtenir quoi que ce soit l'avait fait sans hésiter pour profiter de la musique. Il garda les yeux clos pendant de longues minutes, se contentant de prier humblement pour se pardonner. Mais il ne regretta cependant pas une chose. Avoir pu écouter Mademoiselle Du Barrois tout l'après-midi...

Après le repas, la fratrie De Chatelet se retrouva dans le petit salon où ils étaient tous les trois seuls. Alexandre assis sur le sofa raconta son exquise journée dans la famille de sa fiancée. Les anecdotes fusaient avec beaucoup de joie et il était très heureux de partager ses histoires à Jules et Victoria qui, émerveillés étaient tout excités à l'idée de recevoir un jour prochain cette noble famille...

Et c'est ainsi qu'Olivia Du Barrois a joué pour moi durant tout l'après midi.
Parle-nous encore du violoncelle !
Elle est très jolie, Olivia ! Quand je serai grand, je me marierai avec elle, d'abord !
Mais tu peux pas, Jules ! Alexandre va se marier avec Cassandra ! C'est Mère qui le dit tout le temps.
Même pas vrai ! Si Alexandre peut, alors moi aussi, je peux ! Hein Alex ?
Ah, mon frère, si j'avais le choix, ce n'est pas elle que je prendrais en épousailles...
Alors je peux me marier avec Olivia ?
Tu es encore trop jeune pour y penser, Jules...
Je suis pas jeune, j'ai huit ans et je sais que je veux me marier !
Mais tu peux pas !
Oh, vous deux...

Parler sans la contrainte de l'étiquette à son frère et sa sœur était parmi les choses qu'il préférait. C'était ainsi qu'il s'exprimait le mieux sur ce qu'il ressentait. Il sut bien vite qu'Alexandre avait beau être fiancé à Cassandra Du Barrois, il n'avait pas la moindre envie de l'épouser à ce moment-là. Il osait espérer qu'elle allait se bonifier avec le temps comme un bon vin, mais elle semblait plutôt se tourner vers une horrible piquette...