10/02/23, Campus universitaire. Bâtiment des sciences. 8:02.

La gueule enfarinée, encore endormi, le Corbeau progressait le long des couloirs du bâtiment universitaire qu'il n'avait presque jamais arpenté: celui des sciences. Fatigué, privé de grasse matinée, et un peu agacé, il avançait d'un pas traînant en cherchant son chemin. Il se perdit plusieurs fois, avant de finalement arriver devant les laboratoires. Le simple contexte, la simple ambiance de cet endroit, commença immédiatement à ronger le mental de Chris.

Ce n'était pas un simple hasard s'il n'avait jamais approché ces salles. C'était volontaire ! Elles lui rappelaient trop son passé...

Il entra et s'immobilisa en voyant un professeur en blouse blanche. L'espace d'un instant, un flash figea son esprit, et son regard resta fixé sur elle, sans mot dire. Et ce n'était pas dû à la jeune femme elle même, mais plutôt à la blouse blanche. Encore une fois, tout cela lui rappelait beaucoup trop son enfance.
Conscient qu'il s'était immobilisé depuis plusieurs secondes sans mot dire, il avala sa salive avec difficulté, et se força à reprendre sa marche dans sa direction.

Il s'arrêta en face d'elle, puis:
- Professeur De Chatelet ? Je suis Chris. C'est moi qui suis supposé faire des travaux d'intérêt général. Bien que... je ne vois pas très bien quel genre de travaux je pourrais faire ici et qui concerneraient l'intérêt général, ajouta t'il à mi-voix en regardant autour de lui avec une lueur clairement hostile au fond des yeux.

Il tourna à nouveau la tête vers elle, avec politesse. Mais un nouveau flash lié à son passé l'éloigna une nouvelle fois de la réalité.
- Corbeau !
Le jeune enfant s'avança face à la grande scientifique aux longs cheveux bruns, qui le toisa d'un regard autoritaire:
- Tes performances étaient très en dessous, aujourd'hui. Je peux savoir ce qui s'est passé ?
- On ne peut pas toujours être au maximum... rétorqua l'enfant avec un regard fuyant, d'un ton agacé.
- Justement, si ! Vous, vous le devez ! C'est là le but du Projet Enfants Terribles ! Tu as intérêt à faire mieux demain ! Ramenez le dans sa cellule, et privez le de nourriture ! Ordonna la scientifique aux gardes qui accompagnaient le brun. Ca le fera réfléchir jusqu'aux épreuves de demain... susurra t'elle avec un sourire sadique alors qu'il s'éloignait, escorté par des hommes du Centre.

Chris reprit soudain conscience face à Olivia, se rendant compte qu'il avait à nouveau plongé dans le passé. Il lui fallu quelques secondes pour recoller les morceaux, pour que son cerveau se souvienne ce qu'il faisait ici et pourquoi il était face à une brune aussi ressemblante à cette femme de son passé. Son visage entraîné demeura de marbre, mais il était mal à l'aise. Tout ça commençait très mal...
- Qu'attendez vous de moi, professeur ? Qu'est ce que je dois faire ?

La vision dont il fut victime eût un impact bien plus violent qu'anticipé: désorienté, fragilisé mentalement par les derniers mois qui s'étaient écoulés et déjà sur la défensive à cause du lieu choisi et de la tenue et du comportement d'Olivia, Chris mit plusieurs secondes à retrouver ses repères.
- Non, je ne voudrais pas vous voler votre travail, professeur, répondit il avec un ton neutre et impeccablement poli tranchant violemment avec les paroles prononcées.

Si elle voulait le tester, elle n'allait pas être déçue...

Un autre flash de son passé, et le brun s'enfonçait un peu plus dans les méandres de son esprit torturé. La peur s'empara alors de lui: il avait vu ce qui arrivait lorsque le cerveau n'était plus capable de suivre. Il avait vu Tessa perdre les pédales, plus d'une fois, même. Il avait toujours cru qu'il était à l'abri de ce genre de chose. Mais depuis qu'il n'avait plus Lily, il se sentait seul, fragile, même. La vérité, c'était que si son esprit se mettait à délirer à son tour, personne ne serait là pour veiller sur lui. Tessa était la seule qui avait été là quand il avait été brisé, et ce n'était pas franchement une valeur sûre...

Heureusement, le crissement de la chaise l'aida à s'ancrer une nouvelle fois dans la réalité tandis que la jeune femme lui indiquait quoi faire. Blasé, Chris s'empara du matériel et enfila les gants qu'elle lui tendait.
- Comme vous voudrez... Murmura t'il d'une voix étrangement éteinte en se dirigeant vers les objets à nettoyer.
Pas de rebellion, pas d'autre signe de provocation. Tout ce qu'il voulait, c'était finir sa punition au plus vite. Et son instinct lui disait que la provoquer ne l'aiderait clairement pas en ce sens...

Le regard vitreux, il se mit au travail sans même faire attention à son "chien de garde". Il nettoya chacun des objets du mieux qu'il put avant de le poser à côté, pour qu'ils puissent sécher. Un long soupir, et le temps s'écoulant au ralenti plus tard, il en finit, non sans être satisfait d'avoir terminé. Il se dirigea alors vers Olivia qui semblait plongée dans son travail, puis, comme il l'avait fait la première fois, l'interrogea d'un ton éteint:
- Voilà, c'est terminé. Et maintenant ?

- Quand je vois certaines copies de vos camarades, c'est à se demander parfois quel est vraiment mon métier... Il faut croire que les sciences et la criminologie sont bien trop complexes pour les petits esprits.
- Pas tant que ça, de toute évidence... rétorqua Chris d'un ton à peine audible, davantage pour lui même que pour qui que ce soit d'autre.

Il n'aimait pas cette femme. Mais il n'était pas là pour ça. Il se contenta donc de faire ce qui lui était demandé. Tant qu'elle ne poussait pas sa chance, les choses se passeraient relativement bien entre eux. Il nettoya donc les objets avant d'en informer Olivia.
Pourtant, lorsqu'il l'observa se diriger vers les objets qu'il venait de laver pour les inspecter, il sut ce qu'elle s'apprêtait à faire avant même que ce ne soit fait...
- Il y a des traces partout. Recommence.

Il la fixa avec un visage de marbre, et au bout d'une poignée de secondes, son sourcil droit se haussa.
- Je ne crois pas, non, répondit il d'une voix soudain beaucoup plus froide que précédemment. Que les choses soient bien claires entre nous, professeur: je suis là pour faire des travaux d'intérêt général. Pas pour devenir votre nouveau clébard personnel. Si vous cherchez un esclave à faire chier parmi les élèves, alors allez y ! Mais cherchez le ailleurs, je ne suis pas là pour faire vos quatre volontés. Donnez moi un autre travail, quelque chose de vraiment utile, ou bien je ferai part personnellement de vos méthodes "d'enseignement" à la doyenne de notre université.

Il sentit à cet instant précis en l'observant de haut en bas une aura étrange émaner d'elle. Il n'était pas sûr... mais quelque chose semblait clocher chez cette femme. Elle n'avait pas le profil d'une prof. Il serait peut être intéressant d'en apprendre davantage sur elle par la suite ?
- Alors ? "Professeur"... insista t'il étrangement sur ce mot là. Quelle sera donc ma tâche suivante ?

Durant quelques secondes, un conflit interne dangereux se joua dans l'esprit de Chris: cette femme était aussi toxique pour lui qu'elle était jolie. En un sens, elle lui rappelait un peu Tessa. Il n'était pas certain de ses intentions exactes, mais une chose était sûre, elle cherchait à l'énerver. Et s'il cédait, si elle gagnait, les gestes malheureux qu'il pourrait avoir risquaient de lui faire perdre définitivement sa place au sein d'Indarë.
Il fixa la jeune femme alors qu'elle lui faisait un show à propos du calcaire, sans même l'écouter ni la voir. Elle cherchait à l'agacer, il l'avait bien compris. Mais lui aussi pouvait être doué à ce jeu. Après tout, il avait été formé pour ça...

La seule info qui retint son attention fut celle concernant la doyenne. Il n'était pas convaincu que ce soit tout à fait vrai, qu'elle laisserait Olivia provoquer les élèves pour le plaisir. Mais il se garda bien de répliquer quoi que ce soit.
Son regard suivit l'éclairage de la lumière noire sur les différents outils, et soupira longuement, visiblement résigné. Il avait déjà cogné sur ses frères et soeurs parce qu'on le lui ordonnait, il pouvait bien laver des récipients en verre parce qu'une prof le lui ordonnait. Encore...

A cette pensée, et sans même qu'il s'en aperçoive, ses doigts se resserrèrent autour du récipient qu'il nettoyait avec un regard vide. De plus en plus fort... Jusqu'à ce qu'un bruit de verre éclaté ne se fasse entendre dans la salle: il venait de le briser entre ses doigts, et de s'entailler la main, au passage. Nouveau soupir, puis il se tourna vers Olivia:
- Professeur ! Je crains de m'être entaillé la main. Où puis je trouver des bandages, s'il vous plaît ?
Son ton était impeccablement poli, mais morne, absent, comme vidé de toute substance. Comme si un robot avait pris le contrôle de son corps.

Il fixa sa main dégoulinant de sang d'un regard absent. Cela lui faisait mal, mais ça semblait tellement loin...

A travers cette punition, il avait la sensation de revenir des années en arrière. Que tout ce pour quoi il s'était battu n'avait servi à rien. Privé de liberté, privé d'espoir, et de retour à devoir faire des courbettes devant une femme portant une tenue de scientifique, alors qu'il avait tout perdu. Peut être devrait il la tuer ? Et fuir Indarë. A quoi bon continuer, maintenant que Lily l'avait trahi ? Il commençait à comprendre d'où venait cette volonté implacable de mourir, chez Tessa. Et il n'était pas du tout rassuré à l'idée de commencer à comprendre ce sentiment...

Lorsque l'on vivait des existences telles que celle de Chris, le sang et les blessures faisaient partie du paysage. Dès son plus jeune âge, il avait été entraîné, conditionné même, afin de parfaitement gérer le sang et les douleurs. Le projet Enfants Terribles n'était pas simple à propos d'enfants crées à partir de gênes modifiés et sélectionnés. Il s'agissait de leur faire atteindre leur plein potentiel une fois en vie.
Chacun des 24 sujets du projet avait donc été entraîné dans des conditions extrêmes afin d'en faire des armes terrifiantes, une fois adultes. Tous n'avaient d'ailleurs pas survécu à cet entraînement. Et tous n'avaient pas non plus atteint ce plein potentiel recherché par Black Thorn.

Chris en était un exemple. Lorsque le conseil s'était rendu compte que sa force mentale restait trop vivace, et qu'il risquait d'entraîner d'autres enfants avec lui, à douter, à remettre en cause le projet, ils avaient décidé de l'éliminer. Manque de chance, la trahison ne s'était pas passée comme prévu, et le Corbeau s'en était sorti en vie. Fugitif, mais en vie.

Pourtant, son regard de brume semblait bloqué sur la blessure de sa main. Pourtant, ce n'était ni la première, ni la plus grave blessure qu'il ait eu dans sa vie. Certes. Mais c'était l'une des plus critiques compte tenu de ses nouvelles passions !
Chris était un musicien, un pianiste. Et un pianiste, ça joue ! Un pianiste incapable de jouer n'est capable de rien du tout. Certains étaient capables de devenir compositeurs, mais pas lui. Sa vocation était de fusionner avec l'instrument et de le faire chanter, d'en extraire les notes les plus belles qui soient, quitte à s'épuiser à la tâche.
Et si sa main était blessée trop gravement, il ne pourrait plus jouer. Un constat simple, mais qu'il ne pouvait tout simplement pas accepter ni même envisager.

Il sentit à peine lorsqu'Olivia prit sa main entre ses doigts, l'air un peu absent. Il avait peur, en cet instant. Pour la première fois depuis très longtemps, il avait peur.

Il n'eût d'ailleurs aucune réaction lorsqu'elle lui ordonna de passer sa main sous l'eau. Fixant toujours sa blessure, c'était comme si son esprit était incapable de gérer l'information. Après tout ce qu'il avait fait, tout ce pour quoi il s'était battu, aurait il pu compromettre ses chances en tant que pianiste à cause d'un simple geste malheureux ?
Le brun entendit Olivia revenir vers lui et lui poser une question, à laquelle il hocha de la tête sans être tout à fait certain de sa réponse.
Silencieux, sentant son coeur se calmer peu à peu, il reprit peu à peu contenance en se rendant compte que la blessure n'avait pas l'air profonde. Il ne put s'empêcher de laisser échapper un soupir de soulagement.

Finalement, il leva les yeux vers la jeune femme, sans mot dire. Elle était jolie. Si elle n'avait pas été sadique... un léger sourire amusé ourla ses lèvres l'espace d'un instant à cette idée, tandis que son regard retombait sur sa main.

Etrangement, la tension qui était née entre Olivia et son élève avait disparu aussi soudainement qu'elle était apparue. Et leur conflit avait trouvé une solution au moment où Chris pensait qu'elle allait encore plus l'enfoncer. D'abord hagard, il observa le bandage qu'elle venait de faire à sa main blessée avant de murmurer un mot de remerciement à peine audible. Elle tenta de le rassurer une dernière fois en confirmant que la blessure était superficielle, ce qui réussît, contre toute attente. C'était ce qu'il avait évalué lui même un peu plus tôt, et voir qu'elle avait le même diagnostic le rassurait beaucoup.

Il resta néanmoins bloqué sur l'aspect particulièrement perspicace de la jeune femme: elle avait lu en lui, comme dans un livre. Elle avait compris sa peur, sans même qu'il ait à l'exprimer. Peu de gens étaient capables de cela. A moins bien sûr d'être eux aussi des musiciens, tout comme lui... Serait elle une musicienne accomplie ?

Impossible à déterminer dans l'immédiat, mais la question se posait. Et Chris n'aimait pas rester sans réponse. Il se leva lentement lorsqu'elle le libéra de sa punition, et la remercia une nouvelle fois d'une voix un peu plus assurée que précédemment, mais qui demeurait faible, avant de quitter les lieux.

Pour lui, les corvées étaient terminées. En tout cas, pour aujourd'hui...